TEXTES & RÉCITS

Sommaire chronologique

Dans les hauts de l’île – Jean-Jacques Brouard
Bouffons froids bouffés frits – Jean-Claude Goiri
Ce vieux fou de Kaetz – Rémy Leboissetier
Vacances en Aciérie – Rémy Leboissetier
La vérité des masques, Métamorphose, Nuit féline –  Gérard Cukier
Voyage en Anthropie (extraits) – Jean-Jacques Brouard

Jean-Jacques Brouard

Dans les hauts de l’île

Il avait revu en rêve ce rivage poudreux d’écume et de lumière de sa jeunesse. La mer y battait son plein à coups de houle rauque et de vent fou. Sur les falaises grumeleuses d’humus, coiffées de fougères noires et d’ajoncs constellés d’étoiles, frémissaient dans le souffle du grand large les grands pins efflanqués. Sur les crêtes de l’intérieur, parallèles à la côte, les châteaux s’élevaient au-dessus des grands bosquets de sapins touffus émergeant d’une mer de brume rosâtre qui coulait des sommets comme la liqueur de l’aube.

Un matin, il avait quitté l’atmosphère saumâtre de la côte méridionale et l’air vivifiant de la petite cordillère littorale pour aller rendre visite à des amis retirés dans la haute montagne du centre de l’île. Ils habitaient une vieille bâtisse à la sortie d’un hameau désert accroché au flanc d’un massif de granit vert surplombant un petit lac aux eaux sombres et profondes dont les pics étaient couverts de neige bleue. Dans cette contrée sauvage entièrement soumise aux caprices des cimes, le vent pourtant était encore chargé d’effluves de sel et d’iode en provenance des grands océans. Parfois même une volée de mouettes s’abattait sur les pâturages après avoir déchiré le vaste silence du ciel de leurs piailleries criardes.

On but de l’alcool de miel à l’abri du vieux mur ancestral de la fratrie où les urnes reposaient dans des niches, au bord du précipice. La saveur du breuvage était fraîche et brute ; son aspect laiteux semblait provenir de la base des nuages blanchâtres qui effleuraient les sommets les plus proches. Comme le veut la coutume, chacun cracha dans le vide après avoir fait l’éloge d’un des convives. L’âcre fumet d’un rôti de mouflard qui émanait des cuisines toutes proches venait caresser les papilles gustatives. Les quelques racines séchées de courteflume données à ronger à l’apéritif lui avaient donné faim. Le miellon poivré l’avait enivré : il commençait à voir des choses… C’était à cause de l’altitude aussi peut-être. Les propos des hôtes concernaient le sens de l’existence et le choix de l’isolement dans « les bois du haut » comme disait l’ancien du clan. Il se taisait, écoutant avec toute l’attention dont il était capable le dire des attablés.

Cependant, peu à peu la vallée d’en bas s’était couverte d’une sorte de nuée un peu grise. Au-dessus du massif, le ciel était devenu d’un noir de sépia conféré par une masse effrayante de grosses nébulosités arborescentes. L’air était immobile, un peu lourd, malgré le froid perçant. Soudain, un énorme craquement secoua tout le paysage : le feu du ciel venait de plonger dans le fond du lac. Ses eaux s’illuminèrent une fraction d’instant, puis le vent s’engouffra dans le défilé des Princesses et, en une minute, la bourrasque déferla dans la passe, dans la vallée, rabotant les pentes, fouettant les bois. On se hâta de rentrer dans la grande salle et l’aïeul referma la porte selon le rituel accoutumé afin d’écarter les génies malfaisants de l’ouragan. Bientôt des rafales de neige obscurcirent le jour. Les flocons étaient incroyablement volumineux et il ne fallut pas longtemps pour que le sol du promontoire soit recouvert d’une épaisse couche blanche. Mais la violence du vent redoubla et la neige qui tombait s’amenuisa. Le blizzard charriait maintenant comme une fine poussière tranchante qui hachait la matière molle des arbres de la forêt. Dans le hurlement strident de la tempête, on entendait des craquements sinistres de végétaux en souffrance. Le tout était ponctué toutes les trois minutes environ par l’éclat formidable de l’enfer du ciel qui déchaînait sur la terre son déluge de feu blanc et ses grondements de dragon en furie.

L’ancien se pencha vers lui, l’œil sombre, et lui tapota l’épaule avec chaleur.
« Sois le bienvenu chez nous, mon ami. A la tournure que prend la chose, il y en a bien pour une semaine : pas question de redescendre avant. La montagne semble vouloir faire ta connaissance. Garde-toi de la défier ou de la séduire, elle te garderait pour de bon. Mes filles vont te préparer une chambre et l’une d’elles, que le sort désignera, dormira à tes côtés pour la chaleur du cœur et de l’esprit. Achiabana, belle épouse, sers-nous la chnouille tant qu’elle est chaude, si tu le veux bien, mon égale. Moi je te verse l’élixir d’amour, ainsi qu’à tous nos gens et à notre hôte.»

Et le vieux sage s’empara du lourd matras où bouillonnait un liquide viride aux reflets écarlates et remplit les verres…
Dehors, les mugissements des troupeaux glacés de l’atlas insulaire venaient frapper les murs épais de l’ancestrale demeure.
Le visiteur remonta le col de sa pelisse de laine et s’assura d’un bref regard que le feu brûlait bien fort dans l’âtre.
Tous trempèrent leurs lèvres dans le breuvage sacré de la tribu. Et le grand silence qui noya la maison rendit la symphonie des montagnes du ciel plus barbare encore…

Une femme se leva et elle se mit à chanter le Verbe obscur.

Alors, il s’abandonna à l’ivresse des poèmes, à la magie du feu et aux sortilèges de la nuit.

***

Jean-Claude Goiri

Bouffons froids bouffés frits.

 Six chiens chauds, chics et secs, cherchant saucisse chiffe, tombèrent sur chiche chienne chiffrant six chiots si chiants que les six chics virent leurs langues sans chichi sécher.

Ne sachant si dire quelle chierie c’était, les six teckels toqués chassant femelle fumante s’engagèrent en galère en galants muets.

Déçus par une mère si lasse et lâche laissant six chiots si sots tout faire sans laisse, hélas, pas déchus d’être mâles, de la bonne pâte ils prirent en mains les nains.

Quand, aiguillant les petits Sieurs dans les champs un par un, purs-sangs pourtant, la peur les prit…

…car les cabots cabotins, bien que plus glands que grands, ouvrirent une gueule cent pour cent pur leurre ; leurs dents dehors, bavant sang d’encre, sans brailler, bravant les chauds secs, calmement ils clamèrent :

« – virez vos gueules, méchants chauds chiens ! Notre dernier amuse-gueule était plus grand et plus fol que vous ! Nous fritons les bouffons et les bouffons tout frits ! Mais tellement qu’on les aime, on se fait peur nous-même ! Gare à nous bienvenus ! Fin vous guette car… comme maman le dit : si époux n’est pas papa, il est bon bonbon ! »

Il eût fallu brandir phallus, mais…

…portant la croix du croire, le froid les frit.

Le sang glacé, à brûle-pourpoint les grands fols s’enterrent sans dire un demi-mot qu’on sente.

C’est ainsi que

Six galants gisent à la chaîne,
Sans foies ni lettres,
Six queues éteintes.

Et, puisqu’il faut que tout con-
-te trimballe sa morale à la con-
-clusion, celui-ci charrie la sienne :
Sot chiche n’est pas chiffe molle.

***

Rémy Leboissetier

Ce vieux fou de Kaetz

L’autocar s’arrêta au maximum de ses freins, gravant sur l’asphalte l’empreinte de ses pneus. Hébété, je m’approchai du véhicule et humai les multiples senteurs de son voyage. Au volant, je reconnus aussitôt ce vieux fou de Kaetz, à la rousseur de sa chevelure, hirsute, à son front, ses joues, criblées d’éphélides. Il arborait un curieux sourire en coin qui avait pour effet de lui contorsionner la moitié du visage ; cette asymétrie lui donnait un air équivoque, à la fois clownesque et faussement engageant. Enfin, il appuya sur le bouton de commande : les portes se déplièrent, m’aspirèrent, puis se replièrent en soupirant.

Comme je montais, un groupe de gens, fêtant je ne sais quoi a priori, m’enveloppa aussitôt et me dispensa dans l’hilarité générale de vives accolades. L’une de ces personnes – que je ne connaissais ni d’Ève ni d’Adam – me tendit une chope remplie à ras bord d’un liquide incolore (de l’eau ?). De part et d’autre, les vêtements bigarrés des voyageurs formaient une fresque mouvante tandis qu’une étrange rumeur s’élevait, tel un chant funèbre, une sorte de gospel flottant… Des bribes de musique éclataient en même temps aux quatre coins, l’instant d’un rire ou d’un sanglot (non, ce n’était pas de l’eau).

Soudain, ce vieux fou de Kaetz se mit à déclamer :

— Je prends à témoin cette lueur matinale qui s’élève à l’est et qui nous offre une fois de plus sa lumière mirobolante ! Un jour comme celui-ci, hier comme demain, identique à tant d’autres, ne prétend pas briser les maillons de nos chaînes ! Pourtant, mes amis, voici l’heure du départ ! Voici l’heure insoupçonnée, qui retentit, en marge du temps !

Et, en manière de conclusion, il pressa de toutes ses forces l’avertisseur sur son volant. Je crus qu’une bande de pigeons effarouchés venait au même instant de souffler l’habitacle, avant de comprendre qu’il s’agissait d’une salve d’applaudissements. Après ces effusions, les passagers – combien pouvaient-ils être ? – entonnèrent à nouveau leur sombre mélopée. Subitement, quelqu’un piétina sa montre avec rage ; suivit un cri : de l’objet éventré s’écoulait comme du sang, avec ceci de particulier qu’une odeur se propageait, nauséabonde.

L’atmosphère du car devenait suffocante. Pour je ne sais quel motif, l’ensemble des vitres avait été recouvert de peinture ; j’entrepris alors de chercher une issue lorsque je sentis qu’on me tirait en arrière. Me retournant, j’aperçus un vieil homme en bleu de travail, au teint gris et lilas, filamenteux, qui répétait inlassablement : « Vois-tu mes mains et mes veines incandescentes ? Vois-tu mes mains ?…. Il parut ensuite s’assoupir, sans cesser d’actionner ses lèvres.

Autour de lui, les gens continuaient à se tortiller comme s’ils étaient en transe, et les couleurs de leurs étoffes, merveilleuses, virevoltaient devant mes yeux. A ces couleurs, une à une, j’esquissai un rêve, mais mon rêve avorta : une odeur d’huile distança mes pensées et mon cœur prit l’aspect d’un immense moteur éclaté.

L’autocar venait de démarrer.

***

Rémy Leboissetier

Vacances en Aciérie

Il pénétra dans la salle d’attente : elle était en forme d’écrou.

Au moment de s’asseoir, il ne put se retenir et vomit pour la seconde fois : un jet de limaille tomba, piquetant le sol de minuscules ébarbures. Pour dissiper le goût âcre de la poudre, il suça une pastille de lactose. Une femme de service au corps transparent apparut, constellée de diodes clignotantes. Elle s’avança vers lui, d’un air impassible puis, laissant tout deviner de ses connexions, s’inclina, actionnant une sorte de balai électro-magnétique. Sa mission terminée, elle fit rapidement demi-tour et voyant ses fesses de résine superbement moulées, il eut la brève sensation de se déplier, tel un couteau suisse.

Sous la porte, il aperçut du sable, et ce sable remuait. Un climatiseur diffusait des caresses alizéennes, parfum vanille. Au plafond, un petit appareil optique tournait doucement et projetait des images kaléidoscopiques au centre de l’hexagone. Quatre baies, situées à l’opposite l’une de l’autre, permettaient de découvrir les Aciéries. On était en plein mois d’août et les estivants affluaient par grappes, allaient  chercher leur attirail et réapparaissaient vêtus de bleus de travail, tenant à la main une lourde caisse à outils de métal gris. Le minerai se faisait rare, les fourneaux étaient suralimentés. L’âge d’or, l’ère du verre et le grand rêve d’acier, tout cela était pourtant bien dépassé.

En ce temps-là – je parle d’une époque révolue -, il portait une large ceinture de cuir autour de laquelle brillaient chaînes, crochets, anneaux, pinces, ciseaux et gouges… Il était maître-comptable de sa quincaillerie, appointait et affilait chaque matin sa batterie d’outils. Une fois, il avait planté un tournevis dans le dos d’un des hommes de la colonie. Non content de ce crime, en un  tournemain, il l’avait démonté, pièce à pièce. C’était un type aux pieds rouillés, un taulier. Il passa ensuite un an en maison de Corrosion, ses rêves étaient brisés, et il échoua commis chez un sinistre ferblantier.

Un rai de lumière bleutée émergea du trou de la serrure. On avait dû allumer les postes à souder. Il commença à ôter son bronze avec d’infinies précautions. Ses membres grinçaient de façon atroce et il aurait donné n’importe quoi pour une goutte d’huile. A peine pouvait-il bouger les yeux, tant ses orbites étaient grippées. Le moindre effort provoquait des étincelles dans chacune des ses articulations : ce n’était plus qu’un vieux pantin, qui finissait par encombrer…

Il n’était plus seul à présent. Celui qui venait d’entrer, tête rejetée en arrière, avait un foret planté dans la nuque. Heureusement, il portait une minerve en acier galvanisé. Un peu de mâchefer, lichen grisâtre, s’était néanmoins déposé aux commissures de ses lèvres. C’était un grand gaillard avec une tête d’airain, qui portait un uniforme simple et moderne en molybdène. Malgré son handicap, le nouveau venu entama la discussion :
— Dans quelques jours, je repars en mission. Ces vacances sont agréables, mais épuisantes. Et vous ? demanda-t-il, essayant mine de rien de s’aimanter.
Derrière la porte, on entendait les chalumeaux, sifflant-soufflant.
— Moi ? Terminé, ou presque.
— Où comptez-vous aller, si ce n’est indiscret ? reprit l’étranger, d’une voix excessivement métallique.
— Bah… En Sidérurgie, peut-être. Il y a longtemps que j’en ai
envie. Ma femme aussi…
A cet instant, il fut appelé et entra dans le cabinet surchauffé.

Maho

***

Gérard Cukier

La vérité des masques

L’autre matin alors que je me promenais aux confins de la zone de confinement, j’aperçus un quidam qui s’avançait vers moi d’un pas décidé. Je reculai par prudence d’un bon mètre mais il était déjà arrivé à ma hauteur, portant un masque qui à ma grande surprise ressemblait à s’y méprendre à un visage humain. Décidé à comprendre le fin mot de l’histoire et persuadé que son masque imitait à la perfection son propre visage, je me précipitai avec fougue sur l’individu masqué pour lui arracher ce déguisement grossier. L’homme, car c’était un homme, poussa un cri de douleur et de colère. J’avais décollé la moitié de son visage et d’épais lambeaux de chairs ensanglantées pendaient lamentablement de mes mains tremblantes. L’écorché vif tenta de prononcer quelques mots mais il bégayait tellement, une partie de sa bouche ayant été emportée, que je ne pus rien comprendre. Reprenant mon assurance je lui fis comprendre qu’il ne fallait pas porter avec désinvolture un visage qui ressemblait tant à un masque confectionné avec sa propre chair. Ce comportement par les temps qui couraient était irresponsable et d’autres que moi moins avertis auraient pu lui occasionner des blessures bien plus graves. Il me dévisagea avec perplexité si on peut encore employer cette expression au sujet de quelqu’un qui vient de perdre, sorti de son orbite, un œil tout frais scrutant désormais avec prudence l’humeur trempée d’une de mes mains comme une perle méfiante dans son huître entr’ouverte. Son air de reproche ne me découragea pas pourtant de postillonner dans son œil valide quelques recommandations tout aussi valides : On ne sort pas de chez soi sans porter un masque qui ressemble à un masque et le plus simple dans le cas contraire est de griffonner sur son front ces quelques mots bien sentis : JE PORTE UN MASQUE.
A bon entendeur, salut !

Métamorphose

J’avais changé d’apparence et personne d’autre que moi ne le savait, Et pour cause. J’étais partout à la fois, donc nulle part. Qu’il me soit permis de ne pas divulguer ce à quoi je ressemblais. En tout cas pour l’instant. Tout avait commencé par une sensation bizarre qui m’était étrangère et cela m’avait mis la puce à l’oreille. Je me suis regardé dans une glace et je n’ai rien vu. Ce rien c’était moi, j’étais devenu invisible. J’en ai pris mon parti, après tout j’avais vu le feuilleton américain « l’homme invisible ». Il suffisait de faire comme lui, de m’entourer de bandages et je saurais où je suis. Il m’est venu une meilleure idée. Je n’avais qu’à m’envelopper dans un drap. Un fantôme est nettement plus sympathique qu’une momie. Malheureusement quand j’ai voulu m’affubler du drap celui-ci est tombé par terre. Je me suis dis : quel maladroit tu fais ! J’ai remis le drap sur moi.
Même manège de la part du drap, il s’est tout de suite retrouvé sur le plancher. J’ai commencé à paniquer. Je n’étais même pas capable de soutenir un vulgaire drap. Et puis j’ai réfléchi. Car il y avait matière à réfléchir. Si le drap tombe par terre c’est qu’il n’y a rien pour le retenir. Je n’avais donc plus de consistance. La matière que je possédais depuis ma plus tendre enfance avait disparu. J’ai voulu me toucher, je n’ai rien senti. J’ai voulu saisir de moi ce qui passait à ma portée. Il n’y avait rien à saisir. Je me suis dit, me voilà bien. Je ne vois rien de moi car je n’existe plus. Restait-il de moi quelque chose de concret ? J’avais quelque chose de moi, c’était ma conscience. Je pensais ! « Cogito ergo sum » avait dit Descartes. Je pense donc je suis ! Cela m’a rassuré. Je n’étais pas totalement absent même si je ne pouvais plus me sentir. Y avait-il encore en moi quelque chose de palpable ? Une idée m’est venue à l’esprit. Je vais essayer de parler à voix haute, mieux encore, de chanter. Si j’arrive à faire sortir des sons, cela veut dire que j’ai des cordes vocales. J’ai retenu mon souffle et j’ai envoyé les chevaux sonores. Et là, miracle ! Un chant mélodieux sortait de ma bouche. Le miracle était double. D’abord parce que des sons sortaient de mon gosier et ensuite parce que je chantais à la perfection alors que je n’avais jamais su chanter. Le larynx était donc intact. J’ai voulu enfoncer deux doigts dans ma bouche mais je ne savais pas où les trouver. J’étais à deux doigts d’y renoncer quand je me suis dit qu’il serait plus simple de faire parvenir les sons contre mes dents serrés, bouche fermée, pour les faire ricocher sur mon larynx. J’ai senti une violente douleur au fond de la gorge et je me suis empressé d’ouvrir ma bouche pour faire cesser mon supplice. Je me suis appuyé contre un mur pour reprendre haleine et à ma grande surprise j’ai eu l’impression de m’enfoncer dans sa paroi. J’ai voulu me dégager mais malgré mes efforts je restai encastré comme un vulgaire gibier pris au piège. En désespoir de cause je me suis mis à hurler et à proférer des insultes si bruyantes que le mur à n’en pas douter n’en crut pas ses oreilles. Le mur me relâcha, abasourdi par mes vocalises et moi je pus me vanter d’avoir franchi le mur du son. Il ne fallait pas s’endormir sur ses lauriers. Le problème restait entier. Je ne pouvais pas rester délesté de mon corps. Je devais coûte que coûte renouer les fils avec lui. Mais comment m’y prendre ? Les murs ne m’étaient d’aucun secours. Peut-être étais-je devenu un fluide qu’il fallait solidifier. Je résolus d’entrer dans le congélateur. La porte s’ouvrit facilement à mon approche comme si j’avais une télécommande. Cela me parut de bon augure. Devais-je maintenant sauter à pieds joints dans un compartiment de volume somme toute assez restreint au risque de me faire un tour de rein ?
Le mieux était de faire semblant de rien, de dégager quelques sacs congelés et de prendre leur place. Plus facile à dire qu’à faire ! Je fus saisi par le froid et résistai stoïquement à la morsure cinglante jusqu’à ce que n’en pouvant plus je sortis précipitamment de l’igloo, mécontent de ne pas m’être transformé en bonhomme de neige.
En me réveillant je me posai cette seule question : avais-je rêvé toute cette fantasmagorie ? J’entendis des voix au-dessus de ma tête. L’une d’elle disait: il s’est réveillé ? L’autre ajoutait: on va enfin avoir le fin mot de l’histoire !
La première répétait il s’est réveillé ? La seconde répétait on va enfin avoir le fin mot de l’histoire !
Je me redressai et vis deux visages qui me ressemblaient et qui n’arrêtaient pas de répéter à tour de rôle leur phrase respective. Je n’eus qu’une seule idée en tête, les faire taire une bonne fois pour toutes. En fouillant dans mes poches ( plus fictives que réelles) je trouvai deux glaçons qui n’avaient pas fondu et je les envoyai avec l’énergie du désespoir sur les faces criardes. Qui n’a jamais commis de mauvaise action me jette la première pierre ! Les deux visages se crispèrent et éclatèrent comme des bulles de savon. Je remarquai deux gouttes de sang sur le drap qui me couvrait et je ne pus m’empêcher de ricaner comme un enfant pris en flagrant délit de méfait. Et tandis que ce sang reconstituait ma chair mon esprit s’estompait.

Nuit féline

La nuit c’est bien connu tous les chats sont gris. Mon œil ! Moi, quand je me promène tranquillement, longeant tel un fantôme des rangées de réverbères assoupis, j’ai beau écarquiller les yeux, je ne vois jamais ramper un seul chat dans les rues. Aussi prétendre en plus qu’ils seraient tous gris relève de la plus pure affabulation. Admettons qu’en faisant un suprême effort je parvienne à scruter l’ombre furtive d’un félin miaulant pour réclamer la présence de la pleine lune, y verrais-je de la couleur grise pour autant ? Quand bien même le lourd manteau d’une nuit sans étoiles s’accrocherait tel un chat gris à mes épaules engourdies, serait-ce suffisant pour battre en brèche ma manière de penser ?
Ne serait-ce pas tout simplement les griffes de la nuit qui voudraient réveiller ma coupable léthargie ?
Cessons un court instant d’être un peu trop sérieux.
Quand les lumières de la ville s’allument au firmament des édifices, reléguant la nuit à un décor de faire valoir, quand le vacarme des voitures oubliant la perte du jour s’amplifie jusqu’à perdre toute notion de prudence, quand les cris des passants, titubant, chantant, dansant, éclaboussent l’obscurité d’éclairs fulgurants embaumés d’alcools, le doute n’est plus permis. Les chats n’ont qu’à bien se tenir. Les noctambules sont de sortie et la nuit tous les noctambules sont gris.

   Pharmacien d’officine, lui qui n’aimait pas le commerce, Gérard Cukier dit avoir « empoisonné » le bon peuple de France pendant quarante ans tout en se « désintoxiquant » par l’écriture de poèmes, de récits « loufoques » ou de
textes sociopolitiques. Son écriture est longtemps restée solitaire avant de s’ouvrir à la convivialité dans des ateliers d’écriture organisés sur le net par un copain (les « Scribouillards » » puis les « Gratte-papiers »).
Rêveur, utopiste et idéaliste, Gérard Cukier dit de lui-même : « Je suis né partagé entre deux idées. L’idée de la science et l’idée de l’art. Et dans la science ma préférence allait à la biologie et à l’astronomie. Et dans l’art me faisait signe la littérature. Et entre les deux voguait l’ Histoire. […] Ma femme m’a dit que j’étais né sous le signe des 3 P. : poète, prolétarien, pharmacien. Sauf erreur de sa part je suis aussi paresseux, passionné, philosophe. »

***

Jean-Jacques Brouard

Voyage en Anthropie (extraits)

   40.- Au pays de Loop, tout est courbe. C’est dire la difficulté de regarder l’autre droit dans les yeux ! De plus, tout voyage s’apparente à une circumnavigation compliquée… On n’est jamais sûr d’arriver à bon port. On louvoie sans cesse entre les obstacles et l’on finit par faire des ronds, des spirales, des cercles concentriques… et l’on finit par courber… l’échine… La végétation, courbe elle aussi, s’enroule tant et tant sur elle-même qu’un arbre finit par devenir un sac de nœuds  encombrant et inextricable que l’on ne peut défaire qu’en le tranchant d’un coup de sabre. Mais l’arme, courbe, elle aussi, n’est pas très fiable et on risque de se blesser. On appelle une ambulance, elle arrive, elle approche mais la trajectoire qui s’incurve à mesure la fait passer à quelques centaines de mètres. On ne vous voit pas et vous mourez en perdant votre sang qui jaillit en ellipse d’une blessure en demi-lune et suit la pente courbe vers les méandres du fleuve en arc-de-cercle.

   41.- L’Onirisia est à l’origine un immense pays de plaine, mais les paysages y changent sans cesse selon les fantasmes de ceux qui les traversent. Certes, la plupart des habitants sont de doux rêveurs et les modifications sont inoffensives, mais l’on conçoit aisément que cela ne facilite pourtant guère la tâche du voyageur qui ne reconnaîtra jamais l’endroit par lequel il est déjà passé une fois.

Il va donc sans dire qu’on erre beaucoup en Onirisia, car les cartes sont inutiles et il serait fort absurde et risqué de demander son chemin à quiconque : le riverain interrogé en effet, qui peut très bien être en train de ne penser à rien, se met alors à imaginer le lieu en question qui aussitôt s’altère et devient un ailleurs évolutif désormais méconnaissable et inconnu de tous.

Le mal absolu, c’est le mauvais rêve.  Même si c’est extrêmement rare, certains habitants ont le malheur d’être malades, d’être sujets aux cauchemars : du fait de leurs visions démentes, ils engendrent des aberrations effrayantes, des gouffres, des monstres. Ils rendent le pays invivable, l’existence périlleuse : c’est pourquoi on les traque, on les chasse, on les brûle. Pour éviter de contracter ce mal, beaucoup évitent de dormir et se forcent à toujours penser la même chose du même endroit. Plus le conformisme règne, moins le pays bouge : c’est le secret d’un bon gouvernement.

43.- A Moloa, l’allée rectiligne surgit d’un bois profond et épais dont les limites ne sont définies ni par une connaissance du terrain ni par une carte précise que l’on pourrait trouver à vendre dans les débits de tabac ou dans les librairies de bourgade. Le territoire de Mwabondie est encastré entre des montagnes de moyenne altitude dont les  sommets sont souvent noyés dans la brume et dont le climat est déterminé par l’océan proche au sud. Un peu au nord, une langue de mer pénètre profondément à l’intérieur d’une vallée que l’on appelle Hessonfwe, « la glissade du serpent », dans une langue ancienne dont les locuteurs sont depuis longtemps éteints.

La capitale, Bilolo, est pratiquement inexistante : les rares villes sont en effet diluées dans une nature exubérante ou règne la luxuriance et l’anarchie naturelles des temps primitifs. Il faut dire que le peuple indigène qui partage ce territoire avec les envahisseurs successifs n’a aucun idéal de progrès matériel tel qu’on peut l’imaginer. Les autochtones prônent une existence sereine où les désirs doivent absolument être assouvis dans l’instant. Mais il est parfois  de bon ton de ne pas céder à tous ses désirs et de préférer l’inaction à leur assouvissement, ce qui fait que l’étranger, dans un jugement hâtif, a toujours tendance à qualifier le peuple sédentaire qui occupe ce territoire de capricieux, d’imprévisible, de paresseux et d’oisif. Il est vrai que la plupart des tribus ont une tendance fâcheuse à la gourmandise ou à la temporisation : « tout, tout de suite » ou « toujours repousser au lendemain ce que l’on peut faire le jour même », tel semble être leur principe alternatif de vie, au grand agacement des occidentaux qui cèdent souvent à la fébrilité de l’industrie et ne comprenne pas cette nature bipolaire. Dans le centre de la Grande Terre, là où la forêt recule en raison d’une sécheresse imputable à la proximité des sommets où se vident les nuages, sur de vastes surfaces qui bordent un désert assez aride, il tombe quelquefois assez d’eau pour cultiver les céréales et certaines plantes comestibles que les occupants du continent cultivent opiniâtrement depuis le passé le plus reculé. C’est là que l’on peut trouver la plus importante densité de population, mais elle n’est guère élevée :  quelques hameaux et des fermes égrenées le long des rivières.

Les animaux sauvages y sont rares et le mode de vie se rapproche à quelques exceptions près de celui des gens du haut moyen âge. Plus au nord, cependant, l’altitude et l’humidité favorisent la croissance de toutes les essences d’arbres qui a abouti à la formation d’une des forêts septentrionales les plus foisonnantes et les plus denses du continent. Toutefois, en raison du relief tourmenté, des vents violents et des précipitations qui ne le sont pas moins, c’est aussi une des régions les plus hostiles du pays. C’est pourquoi son exploration est restée jusqu’à ce jour très incomplète.

Les hauts plateaux sont séparés de la pente douce des monts littoraux par une vallée en forme de U écrasé. C’est là que s’étend une forêt tropicale des plus inextricables dont l’exploration est rendue problématique par le pullulement d’insectes extrêmement venimeux, une région dépourvue de peuplement humain, à l’exception de la tribu de Wakawombas, paradoxalement fort bien adaptés pour des raisons mal déterminées à un mode de vie particulièrement difficile.

L’océan qui vient ronger les côtes calcaires est un des plus poissonneux du monde mais ses rivages sont infestés de requins et le découpage déchiqueté des côtes rend toute navigation compliquée à cause des hauts-fonds, des îles et des récifs disséminés du nord au sud à quelques milles des criques ou bien trop près des caps.

Au bout de l’allée, s’élève le temple noir en l’honneur du dieu des non-dits : on y vient de très loin pour le culte secret de ***.

On arrive le soir, on se fige, on psalmodie et on attend l’aube !

   44.-A Dyschronos, le temps est élastique et inégal. Les jours varient en longueur : on ne sait jamais vraiment quelle heure il est. Les indigènes ratent constamment leurs rendez-vous; aussi la vie sociale y est-elle erratique. On ne parle que du temps passé, du temps perdu, du temps mort, du temps présent. Il n’est jamais question de futur… ou alors sur le mode funèbre. C’est que l’avenir est si incertain : lorsqu’un projet aboutit, ce n’est que le fruit du hasard.

45.- Au pays d’Entretemps, pour des raisons obscures, le crépuscule offre des propriétés singulières… Arrivé au trois quarts de sa course, l’astre solaire ralentit et reste comme suspendu pendant un temps indéfini. Ainsi, le coucher du soleil est l’un des plus lents de l’univers, comme si la planète renâclait à entrer dans l’ombre… En vérité, ce ralentissement est purement subjectif :  ce sont les habitants qui, par une sorte de douce hystérie collective, jouissent ainsi le plus longtemps qu’il leur est possible des derniers rayons de soleil de la journée. A l’origine de cette propension, l’angoisse de l’obscurité… profondément enracinée dans les tripes des hommes depuis l’aube des temps anciens.

                                                    Extraits  de Voyage en Anthropie – 2020                                    

Cf. le site de la revue Décharge : https://www.dechargelarevue.com/Voix-nouvelle-Jean-Jacques-Brouard.html