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Le sens du sacré
Le huit renversé – c’est bien connu – est le signe de l’infini. Les courbes sombres de nos visions révèlent les secrets de la nuit bleue. Le monstre, lui aussi, se soumet à la contrainte et ne peut échapper au sens. Dans les recoins compliqués d’une architecture baroque qui rappelle à la fois le chaos des temples borgesiens, la rigueur des monuments grecs et la symétrie des palais français du Grand Siècle, l’inconcevable nous épie.
Comme bien des fois, lors des sacrifices du culte de Mithra, l’animal est servi par un prêtre unique dont les litanies délirantes ont quelque chose de surréel, au point que certains exégètes ont pu penser que ce fonctionnaire de la liturgie sacrée n’était pas humain.
Il n’est pas inutile de préciser, à ce point de l’investigation philosophique d’un pan du réel qui ne mérite pas plus qu’une autre l’attention du romancier expérimental, que le rituel évoqué ci-dessus émane de réminiscences post-universitaires dans l’esprit surchauffé du poète.
Le seul aspect intéressant de l’univers décrit ici est l’aberrante géométrie du lieu clos qui sert d’isoloir à l’écrivant : une chambre, dotée d’un lit spartiate et d’un bureau conséquent, que la lumière du jour n’éclaire pas et qui suinte d’une grasse humidité. Une cellule oubliée parmi tant d’autres et qui semble subir, pour des raisons inscrites dans des annales qui ont été perdues, la malédiction d’une déesse offensée. Dans un tel univers, il est à craindre que la main tremblante du poète transi produise une écriture illisible, que son manuscrit sente le moisi et qu’il pourrisse.
Bien que le rapport entre l’exiguïté et l’inconfort d’une chambre de poète et le mythe de l’éternel détour ne paraisse pas évident aux yeux du néophyte – pas plus qu’à ceux de l’initié – il faut savoir que l’inconfort permet souvent l’extase et que l’extase prédispose le praticien du texte à des hallucinations abstraites, à des associations d’idées incongrues, à des coïncidences sidérantes. Il faut savoir aussi que la chambre n’est pas celle d’une maison ordinaire située dans une ville quelconque. Elle est l’une des centaines d’autres chambres d’un immense palais le long d’un interminable couloir qui rejoint d’autres couloirs, eux-mêmes desservis par de sinueuses galeries dont l’entrée se perd dans un réseau de portes qu’envahit la luxuriante végétation de l’hémisphère antique. Les feuilles des vieux arbres y sont aussi innombrables que les feuilles des livres.
L’occupant de la cellule n’a jamais été identifié comme un témoin fiable selon les critères de l’Office des Observateurs Objectifs, si bien que de nombreuses hypothèses ont été formulées quant à sa nature, à son identité, à son humanité même. Certains le désignent par un nom codé de machine, d’autres le traitent de monstre, d’aucuns en font un dieu … Une secte clandestine des régions du Sud lui voue d’ailleurs un culte solaire dont la liturgie sanglante a pour moment crucial le sacrifice d’une bête, toujours la même… Ne l’entendez-vous pas mugir dans les profondeurs de votre mémoire ?
Le prêtre d’Orphée, lui, le poignard-lyre à la main, drapé dans son drap noir, continue à écrire avec son sang dans la solitude atroce du labyrinthe :
« Le couteau de l’officiant entra
Dans la chair palpitante du bouc sacrifié
Le flot de sang jaillit de la plaie palpitante
La vestale venait de s’allonger
Sur le socle de porphyre luisant
Offerte au dieu des arbres
Quand le phallus entra dans le ventre fébrile
Le cri de la prêtresse transperça
Le tympan du veilleur qui perdit
Et l’ouïe et son emploi
Le scribe consigna la mort du bouc
Et les assauts divins
Sur les pages glacées du Grand Livre du Temps
Dionysos dansa pour divertir le Minotaure… »
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2
L’ambiguïté du monstre
« Le Minotaure avait gagné sa couronne de lauriers, autrement dit son collier de sept têtes, des têtes de jeunes athéniens – quatre filles et trois garçons… Repu, il s’assoupit.»
Ariane, la sœur de Phèdre, une fille fort quelconque, passait son temps à dévider le fil dans les nœuds duquel son père, le roi Minos, ne cessait de se prendre les pieds.
Le taureau qui galopait dans les cours du palais ne trouvant aucun bovin femelle à son goût, se prit d’affection pour Pasiphaé qui avait l’habitude de se parfumer le corps, comme le voulait la coutume en Crète, avec de la graisse de vache : il finit par s’accoupler avec elle contre son gré et elle ne tarda pas à accoucher de deux créatures monstrueuses de sexe différent. Le premier nouveau-né était un taureau à tête d’homme de sexe masculin, d’une laideur repoussante : Taurouman. Le second, une femme à tête de taureau, d’une beauté enchanteresse : la Minotaure.
Minos ordonna que l’existence même de Taurouman restât secrète, mais la Minotaure, qui bénéficiait de la protection de Dionysos, ne pouvait être aussi facilement ignorée, d’autant que la créature, carnassière, exigeait d’être nourrie de viande humaine au moins une fois l’an. Pour accéder au désir de sa fille, Minos exigea d’Athènes le terrible tribut annuel : sept jeunes gens qu’on livrerait au monstre.
Thésée, diligenté par le haut-conseil des sages d’Athènes pour libérer la Crète du joug de Minos, fit un rêve de labyrinthe au cours duquel il rencontra la Minotaure. Il tomba aussitôt amoureux de la bête qui était aussi la belle : ses yeux étaient aussi profonds que l’océan, ses seins aussi clairs que la brume de l’Olympe et son postérieur semblait avoir été sculpté par Phidias. Mais la belle bête, quoique féminine, n’en était pas moins fort cruelle et sanguinaire. Elle était de surcroît avide et gourmande. Elle aimait savourer les parties exquises des jeunes gens qu’on lui offrait en pâture : leur cervelle, leur nez, leur sexe…
Ariane, elle, aimait sa demi-sœur, la Minotaure, à en mourir, mais elle haïssait son demi-frère qui avait plusieurs fois tenté de la violer et de la sodomiser pendant qu’elle dormait près des fontaines de l’immense parc floral qui entourait le somptueux palais. Quand elle sut que Thésée voulait entrer dans le labyrinthe pour séduire la Minotaure et l’enlever, elle résolut de faire croire à Thésée qu’elle allait le guider jusqu’à sa demi-sœur, mais au lieu de cela, elle fit en sorte que le héros grec se retrouvât assez vite hors du dédale sans qu’il ait pu approcher la Minotaure.
Les dieux seuls savent ce qu’il serait advenu s’il avait pu la rencontrer, la belle ou la bête !
Cependant, les deux monstres, qui se détestaient viscéralement, continuaient de s’affronter dans les profondeurs du souterrain palatial. Ils se battirent et s’entretuèrent sans état d’âme. Minos, pour des raisons purement politiques, fit croire que Thésée avait terrassé la Minotaure. Ariane voulut tout révéler au peuple, mais son père la fit capturer par ses hommes de mains et l’exila sur l’île d’Achronos… où le temps n’existait plus. Thésée rentra à Athènes et prétendit avoir tué LE Minotaure, mais, fort irrité de son échec au fond, s’en prit à son fils Hippolyte qu’il trouvait mou et paresseux, un peu lascif aussi. Il lui mena la vie dure et, jaloux du charme qu’il exerçait sur Phèdre, le fit condamner à mort par les dieux.
Phèdre, dit-on, succomba à l’hystérie qui la taraudait, à un amour malheureux et, surtout, à une overdose de lotos…
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La mort et l’amour
Un délicieux cadavre de monstre a toujours pour le poète une saveur particulière, un peu amère peut-être, surtout quand ce dernier est un médecin légiste au bord du suicide. L’inerte macchabée a l’œil du maître rivé sur l’occiput, attentif à tous les détails si infimes soient-ils, le poitrail, le mufle, la corne arrachée. La lueur du regard laisse à penser que la victime n’a rien fait pour lutter contre la lame brandie par son jeune agresseur, qu’il s’est laissé abattre – il gît dans une flaque de sang noir, l’œil totalement exorbité par la terreur de l’innommable porte. Le dard métallique est resté fiché dans la tempe…
Nul besoin de s’étendre sur cette scène banale d’une morgue suburbaine, vision d’horreur simple qui naît d’une dépouille dérisoire par un soir pluvieux de mars halluciné. L’homme de l’art demeure songeur tandis que le corps mort qu’on lui a apporté se vide très doucement de ses humeurs nauséabondes sur la dalle de marbre blanc.
Loin de ce sous-sol aux murs teints à la chaux, le sybarite de l’Ambassade médite , dans une villa cossue, devant son vivarium d’arthropodes. Il aime taquiner du bout d’une tige de roseau ses monstres étranges, des araignées du désert et quelques scorpions d’Afrique particulièrement venimeux. Sans qu’il puisse vraiment l’expliquer, le sous-diplomate se plaît à tourmenter ce soir le plus petit d’entre eux. Au bout d’un quart d’heure, l’arthropode, rendu fou par ce harcèlement, se condamne à mort et s’exécute d’un vigoureux coup de queue :
« Le scorpion excédé a perdu la raison :
C’est de son propre dard qu’il subit le poison. »
L’employé du quai d’Orsay a un principe sacro-saint auquel il ne déroge jamais : « Tout fait mérite poème. ». Et, comme la versification a le vent en poupe, le lyrisme est de mise et la rigueur prévaut. Ainsi le récit lui-même échappe-t-il heureusement à la tendance du moment qui incite le narrateur à énoncer des phrases sans queue ni tête, dans un désordre impensé : un discours vague et paratactique qui se dévide, sans qu’on sache vraiment qui en est vraiment l’auteur et quel en est le sens…
Malgré la volonté à peine occultée du narrateur lui-même – bien présent, mais dans l’ombre – qui n’aime pas qu’on évoque les allées-et-venues de créatures étrangères à l’homme, même quand elles sont cantonnées derrière leur compartiment de verre, nous devons mentionner la progression lente et subreptice sur l’épaisse moquette du salon d’une tarentule de taille considérable, ce qui n’a rien de surprenant si l’on connaît la propension du propriétaire à collectionner les animaux exotiques. Elle disparaît dans le couloir où elle commence à tisser son fil…
La présence dans l’univers mental ainsi suggérée par le texte de bêtes immondes peut fort bien vous amener, lecteurs, à envisager la survenue d’événements dramatiques : cri de peur, mort violente ou écrasement abject à coups de semelles de crêpe. De même, la description de la dépouille mortelle dans la morgue qui constitue l’amorce de ce récit pouvait faire penser à l’incipit d’un roman policier anglais ou scandinave… Fausse route, voie sans issue…
– Je vous présente mon amie Ariachna…
L’ambassadeur aperçut alors une jeune femme aux yeux verts qui avançait doucement sur le tapis persan de la terrasse vers les invités groupés en arc-de-cercle autour d’un cadavre de bovin dans un parallélépipède de résine, une sculpture du célèbre artiste Bill Rautun qui , posée à même le sol, servait de table pour l’apéritif.
Là, dans ce bosquet intérieur de palmiers nains, un jeune crétois unijambiste au crâne bosselé dont le diplomate était secrètement amoureux préparait des cocktails écarlates, à base de sang frais, plus sophistiqués les uns que les autres. Sous la jupe de peau de bête, on voyait très bien le membre métallique à ressorts qui, en raison de la proximité des viscères gélifiés dans la résine de la sculpture, conférait à la scène une dimension fantastique encore augmentée par la présence d’une femme araignée, représentante de la Société des Arthropodes de France et de Navarre, qui tissait dans un coin… L’ambassadeur songea un instant à poursuivre son jeune amant dans l’obscurité d’interminables couloirs… Mais l’arrivée de la jeune femme lui fit perdre le fil de sa rêverie. C’était la beauté même qui venait d’entrer dans son champ de vision : les mots ne vinrent pas pour la décrire, dissuadés de sortir de la conscience par un désir impérieux et intransigeant. La raison diplomatique céda à l’instinct de conquête : il ne fut plus que candidat inconditionnel à l’amour. L’accélération du pouls, la sueur, les tremblements, les jambes flageolantes, la perte de repères fiables… Tout indiquait l’état de choc érotique maximal. Le fait qu’un psychanalyste assiste à la scène et veuille s’interposer n’y fit rien : l’homme du quai d’Orsay se laissa emporter par une sorte de fièvre lyrique inspirée de l’amour courtois et mâtinée de surréalisme. Le discours amoureux devint un chant délirant et délicieux : la belle s’amollit sensiblement et s’abandonna aux premières caresses sous les frondaisons. L’étreinte eut lieu plus tard, à l’écart de la compagnie, dans un fossé des murailles d’un antique dédale… vous avez entendu, vous aussi, ce cri bestial dans la nuit…
A ce stade de la lecture, vous, lecteurs, désormais enclins à vous croire dans un roman d’amour-monstre, êtes demandeurs d’une certaine sensualité : la description d’un accouplement lascif, sauvage et contre-nature semble tomber sous le sens. Désolé de vous décevoir, mais au moment même où l’amant va dévêtir intégralement sa bien-aimée dans la pénombre de la douve, celle-ci est malencontreusement piquée par une araignée noire, de la pire espèce, et elle meurt quelques minutes plus tard sans avoir pu être sauvée, malgré la présence sur les lieux de trois éminents médecins car l’antidote n’a pas pu être mis à disposition à temps en raison d’un dysfonctionnement du drone de PlanetAssurance.
Désormais, le cadavre répugnant du début est chassé par l’image fascinante de la belle morte qui paraît encore vivante en raison des traces encore visibles du désir qui était le sien quand la mort l’a arraché à notre univers de vivants.
Le jeune ambassadeur, atterré, dévasté par le chagrin, ne peut se résoudre à admettre l’inadmissible. Il erre dans l’immense palais qu’il emplit de ses mugissements lyriques. Impuissant à accepter la mort de son amante, il décide, au mépris de toute diplomatie, de descendre aux Enfers pour supplier Hadès de laisser sa bien-aimée revenir à la surface de la terre. Il entonne son chant primal pour amadouer le Maître obscur. Mais le dieu est un vieux crabe qui aime les femmes – c’est que la sienne, assez flétrie, passe la moitié de l’année à voyager et ne le séduit plus – : il est tombé sous le charme de la nouvelle venue et refuse absolument de la laisser repartir. D’ailleurs, contre toute attente, la jeune morte n’est pas insensible au charme funèbre de ce dieu ténébreux.
Mais le diplomate, intellectuel nourri de culture classique et fidèle à la tradition, s’obstine en piaffant et chante encore…
– Vos litanies m’ennuient !, tonne soudain le dieu terrible, laissant éclater sa colère noire.
Et il l’enferme pour toujours dans le fond des Enfers.
C’est la fin d’un mythe…
Jean-Jacques Brouard