JOSÉ INIESTA, LUMIÈRE ET VÉRITÉ
Par Miguel Ángel Real
De la lecture de l’œuvre de José Iniesta (Valence, Espagne, 1962) se dégage une impression d’unité thématique et formelle remarquable. La lumière est l’un des thèmes principaux, qui se décline de différentes façons à travers une recherche mélodique récurrente qui permet à ce poète de s’inscrire pleinement dans un courant classique très présent depuis toujours dans la poésie espagnole, et qui contraste globalement avec les différentes tendances observées en France, au XXe siècle notamment.
Le recours constant aux formes classiques de la métrique espagnole -les vers hendécasyllabes et heptasyllabes- fait de la lecture de la plupart des recueils de José Iniesta un moment de grande musicalité. L’utilisation des vers blancs permet d’apporter tout de même une touche actuelle dans ce que communément s’appelle en espagnol une silva, forme strophique libre dont la souplesse en fait la plus moderne des compositions traditionnelles. Il en est ainsi notamment dans les recueils « El eje de la luz »1 et « Cantar la vida »2, que nous commenterons dans cette étude. Pour sa part, « La plenitud descalza« 3 est un livre d’haïkus, que nous citerons également.
La force de la parole est revendiquée d’emblée dans Cantar la vida :
Es siempre posesión decir la vida, C’est toujours possession de dire la vie,
asirme a cuanto veo con palabras. saisir tout ce que je vois avec des mots.
Et dans ce premier poème qui ouvre le recueil, sorte de poétique personnelle, Iniesta de continuer en disant :
Cantar es la manera Chanter est le moyen
de encender una luz d’allumer une lumière
en la cueva profunda de la carne, dans la grotte profonde de la chair,
la sola soledad, mi compañía. la solitude seule, ma compagnie.
Une façon de nous expliquer son choix, éloigné de toute avant-garde et qui cherche de garder une ligne claire. En effet, il s’agit d’une poésie transparente dont la tendance classique le rapproche de quelques poètes contemporains comme Luis García Montero, Juan Lamillar ou Felipe Benítez Reyes. Ce biais classique, signalé par Luis Antonio de Villena dans « Fin de siglo, (El sesgo clásico en la última poesía española) »4 est pleinement repris par Iniesta, pour qui la musique de la parole est indispensable pour son salut. En ce sens, musique et lumière seront intimement liés pour transpercer doutes et questions existentielles telles que la présence de l’absurde dans notre vie.
Dans le texte d’introduction de « Cantar la vida », Iniesta affirme qu’il souhaite donner du sens et de la musique à certains souvenirs. Car sa production est liée à son expérience quotidienne et à ses souvenirs d’enfance. L’écriture est présentée comme un refuge dans ce recueil, composé aussi de textes en prose qui gardent une intention prosodique importante. De même, dans certains poèmes on trouvera une alternance de vers et de prose, comme pour se munir de moyens différents d’expression pour parvenir à faire transcender la parole.
Le chant est associé à la lumière et relié directement à l’importance de la parole et du rôle du poète. « El eje de la luz » débute par l’exclamation Quelle splendeur dans la musique dans un poème qui met en avant également ce temple que les paroles aident à bâtir.Chanter est parfois une tentative de « posséder » les souvenirs et donc la vie elle-même, comme on l’indiquait plus haut. Ce chant est constamment associé à la lumière :
donde es mucha luz là où il y a beaucoup de lumière
cantan los pájaros les oiseaux chantent.
Un chant qui se présente à nous comme synonyme de vie, comme une énergie qui sert à se rapprocher de mystères de l’âme et du quotidien, mis sur un plan d’égalité pour évoquer ainsi l’importance de chaque objet dans notre réalité. Une réalité liée aux éléments naturels, très présents dans l’œuvre du poète espagnol : sentiers, jardins, arbres, roses, limons, sillons, ainsi que la cour de sa maison, espace omniprésent et centre de création, comme nous l’indiquerons plus tard. Les sens sont en éveil face à l’odeur de la terre creusée, le murmure de l’eau qui inonde les champs. Iniesta nous fait part de son expérience dans un monde rural, pauvre mais éloigné de tout misérabilisme, où les figures du père et de la mère se détachent. Le monde, en somme, est un diapason, un moyen de mesure d’un équilibre qui semble à notre portée mais dont on est continuellement en quête à travers les mots. Il faut s’affirmer sur la nature, qui est beaucoup plus qu’un simple décor : une scène où les efforts de l’homme attendent une récompense toujours entourée de lumière ; il est également essentiel de ne pas la modifier : « El eje de la luz » nous propose donc une contemplation admirative de la réalité, où se trouve la leçon de quelques nuages sans désirs, / le vol sans paroles des oiseaux.
L’image du jardin de la maison familiale est elle aussi récurrente. Il s’agit, dans la plus pure tradition classique, d’un locus amoenus où la vie semble s’apaiser. Une cour qui n’est pas sans rappeler celle d’Antonio Machado, qui disait :
Mi infancia son recuerdos de un patio de Sevilla,
y un huerto claro donde madura el limonero;
Mon enfance, ce sont des souvenirs d’une cour à Séville
et d’un jardin clair où mûrit le citronnier.
De son côté, José Iniesta aime cet espace intime pour vivre et y vieillir, en profitant pleinement de la vision des plantes qui l’entourent et de la compagnie des siens :
Qué suerte envejecer en este patio Quelle chance de vieillir dans cette cour
al lado del granado que me sabe. à côté du grenadier qui me connaît.
Iniesta avoue appartenir au monde -à travers le regard qu’il y porte- mais s’éloigner de sa maison suppose un moment d’angoisse :
Quel tremblement, sans ma maison, affirme-t-il dans « El eje de la luz ». Il ne souhaite rien d’autre que regarder le soleil éclairer les murs de la cour. Il y passe ses journées et voit les saisons défiler, en attendant la vérité d’un chardonneret qui se pose sur la branche des myrtes.
Justement, la vision de la nature tend souvent chez José Iniesta à la réconciliation avec la mémoire , surtout dans « Cantar la luz« . Sa modestie, ses actes humbles qui ne prétendent à rien et ses doutes face au présent trouvent le réconfort nécessaire dans une promenade le long des sentiers qui laissent entrevoir les énigmes autour. La vie n’est pas un fleuve : l’image de la soif et de la sécheresse reviendra souvent, accompagnée de questions sur le sens du chant que l’on veut faire résonner malgré tout, car l’élan vital semble aider le poète à surmonter les difficultés.
La lumière est également indispensable pour éclairer une réalité qui semble frissonner, frémir, qui se refuse parfois à être appréhendée. Le soleil, motif récurrent, sert à faire apparaître la fragilité de l’existence, mais le poète n’oublie pas de nous rappeler aussi que cette lumière est parfois fuyante dans un temps sans cesse recherché ; il s’agit surtout d’un outil pour combattre l’oubli, un garant des souvenirs car c’est elle qui sait se métamorphoser en temps : cette lumière ancienne est présente, jamais ce soleil sur l’arbre ne s’évanouit. Et c’est justement cette transformation qui apporte l’espoir et combat la nostalgie. Lumière-vérité : le réel est le soleil sur mon visage, même si elle tremble dans la mémoire du chemin.
La vie est une discrète aventure sans certitudes, dont on ne comprend pas souvent le sens. Pourtant, l’amour des siens nous aide à la parcourir. En parlant de sa femme, sa présence remplit le creux. Son être est une pulsation, le monde s’y dilue. Ses enfants, à qui il dédie plusieurs poèmes, sont les destinataires de la voix du poète, qui sera la lumière pour transmettre son amour. Cette relation filiale donne un sens à une existence toujours teintée d’absurde, et met en valeur l’envie de vivre un destin commun et de dépasser l’obscurité avec la lumière des mots, véritable héritage doré dans lequel on retrouve l’admiration du poète envers le modèle inspiré par son père : dans cette obscurité je suis aujourd’hui mon père.
La poésie de José Iniesta, empreinte de vitalité, fait aussi penser à certains concepts cher à Jorge Guillén, grand poète de la generación de 1927. Pour les deux auteurs, l’air est essentiel : pour Guillén le profond, c’est l’air, et pour Iniesta nous respirons l’air, nous sommes lumière, ou bien l’air est tout l’or qui me reste ou encore, un rayon de soleil est l’important. Guillén fait aussi de la lumière un point d’ancrage fondamental dans sa conception de l’existence. Prenons comme exemple le poème « Razones para la poesía » de José Iniesta, où l’on retrouve des échos « guilléniens » très forts. Il y est question de plénitude (donde arde lo real, y es plenitud) dans l’observation admirative et pleine d’amour que fait un enfant de la nature environnante (la aventura de ser vida en la luz) ou su amor es una copa de existencia. Guillén, pour sa part, dira ceci dans son poème « Las doce en el reloj » de son chef d’œuvre Cántico:
Dije: Todo ya pleno. J’ai dit : tout plein enfin.
Un álamo vibro. Un peuplier vibra.
Las hojas plateadas Les feuilles argentées
Sonaron con amor. Résonnèrent avec amour.
Los verdes eran grises, Les verts étaient gris,
El amor era sol. L’amour était soleil.
Le réel est aussi sublimé par l’innocence de la vision de l’enfant qu’était José Iniesta, l’un des axes majeurs de « Cantar la vida » :Dans les nuages, il voit des nuages, rien d’autre. Cette vision pure des choses devient, pour rester dansl’esprit de Jorge Guillén, une sublimation du moment présent. Iniesta nous dit :
Eso es la eternidad :
vivir en lo posible,
creer a ciegas siempre en lo que vemos.
Voici l’éternité :
vivre dans ce qui est possible,
croire toujours, les yeux fermés, en ce que nous voyons
« La plenitud descalza » à travers ses haïkus, sert de conclusion à cette étude car on y retrouve bon nombre d’éléments cités précédemment : rigueur de la construction poétique, importance de l’observation des éléments naturels, sens sous-jacent d’un absurde que seul les paroles peuvent atténuer… Un véritable précis des recueils que nous avons évoqués, dans lequel on découvre un auteur d’une grande sensibilité qui tient à nous faire part avec générosité de sa vision de la vie, du temps et du langage. Nous proposons donc pour terminer trois de ses haïkus :
Nada alcanzamos. Nous n’atteignons rien.
Contemplaba una nube Je contemplais un nuage
y se me fue. et il m’a échappé
*
Esta luz justa Cette lumière juste
da vida en el frutero donne vie dans le compotier
a unas naranjas à des oranges.
*
¿Y la verdad ? Et la vérité
No sé. Dame tu mano Je ne sais pas. Donne-moi ta main
en el camino. Sur le chemin.
Notes:
1Ed. Renacimiento, Séville, 2017
2Ed. Renacimiento, Séville, 2021
3Ed. Polibea, Madrid, 2021
4Luis Antonio de Villena, Fin de siglo. Ed. Visor, 1992