Dans son numéro de février, la revue La Vie Multiple a publié des poèmes de Miguel Ángel Real, d’Arnaud Rivière Keraval et de Jean-Jacques Brouard.
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De Jean-Jacques Brouard, les deux poèmes tirés du recueil en préparation « Ressacs de la mer obscure »…
L’histoire étrange des êtres de papier ne se raconte a posteriori que par écrit et pendant les nuits sans lune, à la lueur d’un lumignon, d’un lampion ou d’une chandelle… A défaut, il y en a qui utilisent une lampe frontale. L’épreuve ne devient passionnante qu’au moment où le parchemin vient à manquer ou bien le stylographe à s’assécher. Dans le premier cas, certains se mettent à tracer des signes un peu partout pour ne pas perdre le fil de leur discours intérieur. Dans le deuxième cas, on a habituellement recours au café, au jus de fraise ou à son propre sang. Dans la plupart des cas, le poète, prévoyant, est à même de dévider sa bave d’encre jusqu’à l’aube, sans grand souci, d’ailleurs, de la pérennité de ses messages subliminaux. L’urgence, pour lui en effet, c’est l’expression immédiate, la capture des fantasmes fugaces, des visions éphémères, des hallucinations. En règle générale, le poète se réfugie pour écrire dans un repaire secret, hors de portée des ennemis potentiels et réels. Malgré les nombreuses menaces insidieuses qui planent sur lui, le poète semble serein : il fait bonne figure, persuadé qu’il saura se défendre si on l’attaque. Cependant, la main qui manie la plume n’est pas prompte à tirer la dague du fourreau. Les Grands Orthodoxes de la Pensée Unique font régner l’ordre intellectuel et moral par une terreur sourde. Leurs sicaires traquent les grands esprits et les petits éditeurs : hostiles au style, imperméables aux mots, ils écrivent le destin de leurs victimes à coups de stylets. Il y a aussi les traqueurs numériques, mais nul n’a pu apporter la preuve de leur existence.
Tous ceux qui vivent et pensent en ces états policés risquent un jour ou l’autre la mort, à moins qu’on ne les exile en quelque archipel lointain ou qu’on les oublie dans un cul-de-basse-fosse.
Les poètes sont maudits et honnis par le Pouvoir. La Norme Centrale exige une vie larvaire et une intrigue minimale. Le poète inquiète avec ses visions et ses dérèglements. Il ne peut se satisfaire de la représentation convenue qui est à la fois sèche et dégoulinante, géométrique et gluante, plaisante et douloureuse, apaisante et corrosive. L’institution impose la limitation des sens, restreint l’imaginaire, dompte la création. L’ataraxie s’installe, mortifère. Vastes landes du verbe, hautes montagnes de mots, immenses déserts du sens perdent tout leur attrait. Le contemporain est vrillé à sa chaire, vissé à sa chaise, englué dans son siège, fasciné par l’écran, admiratif du texte convenu.
On attend beaucoup d’une invasion de Vikings – improbable, il est vrai –, pour, à coups de saga, rompre la monotonie poétique.
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Ivre de lune, il bafouille dans une langue inouïe. Il jette des poèmes d’amour à des étrangères nues qui nagent dans un flot d’or et de carbone. C’est du plus bel effet. Il refuse d’appartenir à la commune engeance et se déclare en voie de disparition. La nuit, il trace des signes sur les palimpsestes à la lueur d’une ampoule verte qui éclaire mal et attire moucherons, moustiques, sphinx et houfredingues. Ce sont des bestioles venimeuses dont la cruauté n’est plus à prouver. Elles vous piquent habilement derrière l’oreille, au creux des replis, à la frontière des muqueuses – lèvres ou périnée – et, le plus souvent, dans la narine. On en souffre beaucoup, on en meurt parfois. La nature est cruelle. Et nul n’y peut rien : l’espèce est insensible aux produits corrosifs ou paralysants.
Malgré les risques, il écrit sans crainte : la mort est sa sœur de chair.
Pourtant, ce soir, les bêtes ne sont pas venues : elles attaquent loin d’ici. Il va pouvoir écrire en paix. Il y a pourtant ce bruit constant des autres, partout : le pullulement humain devient intolérable. On ne peut plus errer sans se heurter à un corps mou. Le prochain devient trop proche. La promiscuité est toxique. Elle le rend malade. Il faudrait éliminer le trop-plein, mais l’on n’ose pas, de peur des effets… et des représailles.
Alors, il s’isole dans son domaine et s’applique à rêver de voyages enrichissants, de rencontres uniques, de rituels sensuels et d’immensités désirables. Il imagine les croisées de routes, les détours de chemins, les courbures de sentiers, les pentes d’escarpements, l’étirement des plaines et l’infini des déserts… Le simulacre est parfait. L’herbe des clairières est si fine, si drue, si lumineuse toujours ! Et le sable peut entrer dans la composition des horloges et la construction des chimères.
Dans les cuisines du château, on a l’impression d’être dans un sous-marin : l’espace est confiné et la pression maximale. On voit les poissons-verbes flotter dans l’eau bleue de la piscine à travers des hublots ovales. Cela donne faim de poèmes.
Toutes les chambres sont mal éclairées. On y devine des monstres. L’imaginaire s’emballe.
La nuit prend une apparence furtive : tout se dissipe dans le plaisir du noir.
Passé minuit, la chatte a disparu. Les ombres commencent à s’élancer plus épaisses et plus charnues qu’au crépuscule dans un ballet sauvage aux accents inhumains. Il ne peut s’empêcher d’évoluer dans le parc aquatique. Le message d’une femme lui parvient dans le silence obscur que l’orage alourdit. Elle accepte l’amour dans la forêt pourvu qu’il la transforme en microcosme peuplé de symboles, qu’il sculpte dans le bois tous ses fantasmes érotiques et qu’il dispose leur lit de feuilles au bord des gouffres inondés. Belle promesse de sortilèges ! Les arbres vont se gonfler de sève, le ventre des montagnes se raidir de désir et les eaux des fleuves produire tous les reflets pour parfaire la beauté du monde. Ce que la poésie peut faire, tout de même !
Jean-Jacques Brouard – Poèmes extraits de Ressacs de la mer obscure