Dans cet atelier, vous trouverez des pastiches. Vous y trouverez aussi des parodies et des « fantastextes » … « AHI ! » est notre cri de ralliement (Absurde, Humour, Imagination !)
Pour commencer, voici un premier texte de Jean-Jacques Brouard
Le bel engin
La machine était arrivée ! C’était Plantard, le patron, qui l’avait annoncé. Une voiture tirée par six chevaux était passé la livrer samedi à la fabrique : les ouvriers avaient déchargé les pièces et elle avait été montée dans l’atelier de fraisage au fond, un peu à l’écart derrière un gros rideau de toile. Emile Choumieux n’avait pas pu résister : ce lundi matin, il s’était levé plus tôt pour aller la voir avant les autres, lui que la direction de l’usine considérait comme le meilleur ouvrier. Elle allait avoir à faire à lui, alors autant faire connaissance sans attendre…Il était rentré par l’entrepôt de derrière, dont il avait les clés. A cette heure-là, il n’y avait personne, bien sûr : c’était le grand silence. Il traversa les grandes salles encombrées de pièces et de matériaux et arriva dans l’atelier de fraisage. Il poussa la porte. Dans la pénombre de l’aurore, elle était là, se dressant, luisante sur son socle de pierre. Le bec dressé, ah oui, elle avait fière allure, avec son axe de biais, sa bielle en acier détrempé et ses entrailles d’acier ! Il admirait le fouillis tubulaire du saccadeur à mandrins. Il reconnut le mécanisme circulaire du grouilleur à poutrelles qui s’emboîtait dans la mortaise centrale. Que de précision, c’était trouvé ! Un peu à gauche, les mâchoires noires de l’avaleur s’ouvraient sur un intérieur tout rose de graisse d’où surgissaient des grosseurs de fonte grise, massives et carrées. Telle une déesse muette, la machine gisait là, de tout son bel acier bleu et gris, lumineuse sous les lampions de l’atelier.
Alors, il eut une grosse envie de la mettre en marche, pour voir ce qu’elle avait dans le ventre, pour entendre son borborygme noir. Il abaissa la manette. Un claquement brisa le silence du hangar, suivi d’un souffle rauque de pouliche désentravée, et la grande roue s’ébranla, lentement d’abord, puis entraînée par le grand pistonnier à crampons, de plus en plus vite. La machine haletait, grondait, se cabrait dans sa gangue de fer. Sous le poitrail de métal, ça soufflait dur… un raclement de cliquets se joignait au chuintement des taquards[1]. C’était un brame de bête en rut, joyeuse de sa première fois. Toute ruisselante d’huile, elle frémissait dans les trépidations de sa belle mécanique et Choumieux restait là, à la regarder, bouche bée, tout attendri par la musique barbare de l’engin. Une sacrée merveille ! On allait turbiner avec elle, pour sûr, et au galop ! Maintenant, il allait voir, le patron, la qualité des écrouillons[2] ! Et l’Émile, ivre de fierté, mêlait son rire au vacarme endiablé de la machine…
Et elle s’emballait dans le souffle puissant de sa vapeur blanche, toute à sa danse d’essieux, de tiges et de glissières. Une plainte lascive s’échappait de son clapet, tandis que tout le bâti venait bouiner contre le heurtoir. Soudain, la crémaillère centrale s’éleva dans un cliquetis de chaînes neuves : Choumieux, ému, se dressa pour ne rien perdre de la manœuvre. Le vilebrequin s’abaissa, entraîné par la poulie de fraisage. Ce fut un aveuglement d’embruns métalliques. Emile tressaillit, retint son souffle, les poings rivés à la rambarde. Puis un bruit sec… L’écrouillon était tombé dans le panier de finissage. Il poussa un cri rauque, éclatant en un grand rire mouillé d’une bonne sueur de travail et, hors d’haleine, s’essuya le front d’un revers de manche. Fichtre, la belle mécanique ! Ça faisait plaisir, une vraie rigolade ! Et il restait là, les jambes cassées, une grosse tendresse dans les yeux… Pour sûr, il l’avait dans la peau !
Émile Zola – texte tiré du manuscrit d’un roman inachevé, L’Emprise.
[1] Les taquards sont des pièces métalliques pour ralentir la rotation des tambours à engrenages.
[2] Les écrouillons sont des écrous spéciaux pour l’exploitation minière.