Les « chronèmes » sont une recension poétique, c’est-à-dire un poème inspiré par la lecture d’un recueil. Il ne s’agit pas d’analyser, mais de transmettre des émotions.
Les chronèmes sont en règle générale l’œuvre de Miguel Angel Real
Les phrases en italiques sont des vers tirés des livres lus.
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- 1-Aurélien Dony, Amour noir
- 2-Yan Kouton, Décombres au milieu
- 3-Patricia Ryckewaert, A la folie
- 4- Fabien Sanchez, Arden proche
- 5- Gauthier Keyaerts, Equilibre de l’adagio
- 6- Béatrice Machet. Tourner. Petit précis de rotation.
- 7- Max Alhau. Au loin le vent.
- 8- Christian Viguié, Juste le provisoire
- 9- Laurence Fritsch, Supplique pour la fin des nuits sans lune
- 10- Arnaud Rivière Kéraval, Les paysages Ambulants
- 11 – Olivier Lechat, Géographie de l’Homme-Terre
- 12 – Miguel Ángel Real, Le Givre promis , par Rémy Leboissetier
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Miguel Ángel Real « Le Givre promis » (éditions Tarmac, Nancy, 2023) – par Rémy Leboissetier
Un « chronème », néologie créée et utilisée par Miguel Ángel Real lui-même, consiste de manière pratique à emprunter des extraits d’un recueil de poèmes pour en reformer un genre de proposition poétique qui aurait, en réponse à un don, valeur de reçu. Par conséquent, je conçois – et interprète – le « chronème » davantage comme une célébration plutôt qu’une critique au sens réel du terme : celle d’un précieux échange et amical entrecroisement.
Comme d’habitude, les vers en italiques font partie du recueil.
Du « Givre promis »
Lisant à chaud on s'attendrait
à un sérieux coup de froid
eh bien non
saupoudré d'un humour sucré-bleuté
il nous vient
des nuages aux nuances d'agrume
dans des cieux qui se veulent
hyperboréens
moins pour le nez que pour les yeux
c'est vrai mais mis en balance entre le corps et l'esprit
dans l'odeur des querelles passées
de carton bouilli
Ouverture au blanc /Fermeture au noir
On entend un crissement
pour qui cède le pas ?
De ligne en ligne
De scène à scène
se joue la phrase suivante
sans forcément d'accord préalable
Un recueil de poèmes en subsistance
album d'incandescences
comme autant de bouées lancées au nageur daltonien
Alchimiste qui jamais ne dévoile ses mélanges
et dans le même temps déroule
sa panoplie d'images et
la gamme de ses couleurs :
fascination du soufre : promesse ou crainte
le cœur calicot embaumé d'un
coquelicot (dérobé
à un tableau de Monet)
Parsemé de patience,
dans un pays qui lentement se dégrise
le bleu ressemble parfois
à une distance surmontée
atteindre l’instant-antidote
contre le givre promis
des découvertes enfantines
annihiler
toute envie de reprendre le vieux décompte du temps
puisque de toute façon
chaque pas est un enclos dans la boue d’un souvenir absurde
le silence impossible
comme un ton dans le nuancier
trop difficile à choisir
On tourne toujours
autour du noyau cosmique de la pêche miraculeuse
après en avoir bu le nectar
consommé la pulpe universelle
Poésie chimico-mimétique
qui cherche à reproduire
« les gestes érudits
du Polygraphe du Silence »*
Un projet de lumière
Mais qu'est-ce encore ?
un mot d'amour non médité
une carte non parcourue
vers un un lieu-dit submergé
de non-dits
… voir
à travers le feu
une solide transparence
dans la parfaite courbure du cristallin
Et finalement n'est-ce pas
— critère terre-à-terre —
l'importance
de
l'équilibr
e
aux escarpements du sentier
car
Qui sait quel est le cap à suivre
La lumière du verbe
n'est pas celle qu'on croit
Elle nous montre une voie
souvent déroutante
encombrée d'obscurités
Une solitude s'avance
vers une autre
et la rue est un désert
imperméable
où le sel se solidifie
où il peut bien même poivreneiger
que nos pensées atteignent,
libérées de tout effort,
leur point de sublimation
Qu'elles nous disent en gourmandise
Sans se payer de mots - exonérés
Et le silence,
quelle
est
sa
couleur ?
Celle d'une mince
pellicule
panchromatique ?
* Macedonio Fernández, Musée du Roman de l’Éternelle
(éditions Gallimard, coll. La Nouvelle Croix du Sud, 1993, p.52)
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Olivier Lechat, Géographie de l’Homme-Terre, Ed. Unicité 2023
A travers la foule sans yeux
Je marche, infatigablement pour quitter ce monde trop réel
Vers la vie qui respire au-delà des apparences.
Et dans un cosmos, un autre imaginaire ,
Le corps qui revit, chair et sang universels
Comme un écho de nous-mêmes
Qui marche et s’éloigne des faux-semblants
Vers l’humain, sans cesse en résistance.
Je jette l’ancre aux orées d’une terre inhabitée
Pour croire à l’instant où la conscience célèbre nos présences
Dans le temps de la mémoire :
Hasard ou équilibre d’un sommeil éveillé
Où l’on ne se perd : ah soif de vie !
Je hais autant que je sublime
Ce monde désaxé
Et entre espoir et silence
Je respire pour toi, sans ombres,
Dans des saisons nouvelles
Loin des cours asservies,
Des rois creux,
Des âmes ayant égaré le cristal de leur jeunesse.
J’attends l’intelligence
Au milieu des voluptés de la ville,
Et j’entrevois aux limbes de mon être ces substances du monde :
J’imagine un chemin de lumière
A édifier comme une offrande,
Comme une révolte qui a tout à dire
Pour briser enfin toutes les chaînes.
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Arnaud Rivière Kéraval, Les paysages Ambulants, Ed. Ballade à la lune 2023
L’enfant s’est noyé dans l’horizon noir
mais le chemin est une rencontre en devenir.
Sans armure on voit enfin
et on oublie la poussière des songes
irisés, comblés de pas qu’on invente
à travers le relief du désert
qui éblouit mes yeux d’un balcon de hasard
pour découvrir que le reflet de l’autre
n’est plus un mirage.
Tu es la salve des ombres créatrices
qui remplit les ruelles d’un désir fait de mille feuilles d’or
comme un vertige nourri de chaleur colorée
et de parfums qui consolident les mondes
nouveaux et nécessaires.
Pars en voyage et caresse l’instant
qui se révèle dans la brume,
conquérant véritable qui cimente l’envie de veiller,
caresse l’instant
comme une peau dévoilée au chevet du jour.
Pars
et oublie de vivre mais vis à tout jamais
dans ton envie de lumière.
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Laurence Fritsch, Supplique pour la fin des nuits sans lune, Ed. Pierre Turcotte 2023
Le grand paradoxe
de la nuit:
l’ombre
projetée
par ton absence
Tu pries le vent
pour que revienne
haletante jusqu’au matin
la lumière
Mais la voracité
de la lune
fera-t-elle
reculer le jour?
Après la nuit – la nuit
Pour tout stratagème
devenir silhouette
et comme les phasmes
se faire passer pour brindille
et apprendre:
ne plus subir
ce que tu ne
vois pas
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Christian Viguié, Juste le provisoire, Ed. Rougerie, 2014
Les mots se cachent et sont des arbres
ou du temps qui a la forme d’une paupière
et dont l’ombre reste enfouie sous la branche
qui n’existait pas.
Les mots ne retiennent aucune preuve
mais ils témoignent malgré eux
de l’étonnement que reflètent les flaques
pour recomposer la beauté et faire exploser sans cesse
le silence impossible.
Les mots déplacent l’exigence du néant
pour que l’on choisisse entre le parfum d’un caillou et d’une rose
loin de l’apaisement, loin des gestes surpris,
loin des regards qui sont
d’abord le reflet de ce que nous n’avons pas dit.
Les mots s’arrêtent entre l’éblouissement et le hasard
et ils durent, à l’affût des éternités brèves
comme ces oiseaux qui ne laissent pas de traces
et ils s’enfouissent dans un ciel déchiré
comme dans un abri, dans la réalité qui attend.
Parole épurée qui surgit des buissons
et dépasse de peu la neige et l’enfance.
Voix brisée sous le sommeil du pommier
qui ne sert qu’à différer le silence.
Écriture qui entoure et qui demande au rêve
de rester fugitif sur les lèvres tangibles.
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Max Alhau, Au loin le vent, Ed. L’ail des ours, 2022
Un chemin à peine défroissé:
de la lumière à la mémoire
tout s’efface mais reste
à l’écart du temps;
sous le vent
une trace obstinée d’horizon
un visage en quarantaine
dont on ne trouve que le nom.
On sait frauder avec ses rêves
quand même les paroles
sont dissoutes par le vent.
On crée des pays sans frontières
dans l’éternel voyage des causes incertaines:
le renouveau recherche à éloigner les chimères
mais le vent
balaye sans détour l’avenir et on recommence.
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Béatrice Machet. Tourner. Petit précis de rotation. Ed. Tarmac 2022
tourner annoncer l’invisible comme un rapace – respirer mais pas attendre ni oublier – un tour de monde sans frontière et on virevolte -tout est question de perspective – tourner sans sauver le monde sans laisser prise au désespoir – regard multiple -un cubisme rond est possible -air et énergie – les entrailles au bord des lèvres – les chemins sinueux s’insinuent – on a tort de tordre la raison et pourtant – univers, vers unis, parole dans le cosmos – un par cœur de souvenirs quand ni le cœur ni les souvenirs ne se dégagent mais dégager les lignes tout autour – tourner pour se défouler – pieds nus sur les raisins de la colère – le moût les mots les mâts dos à la mer mais on se retourne question de vie ou de pensée qui a troué – tourner pour se faire exister – quel cercle forme le miroir de Narcisse pour se regarder dans la mémoire déterrée – s’accrocher au vivre faire tourner – absences et/ou fantasmes de l’absence – garder l’enfant qui tourne autour de l’arbre pour être invisible et ne pas dire je et dire jeu et jeter la vie par dessus bord et se retourner encore – tourner -tour né – tour née d’ivoire ou de conscience tourner dans une danse perpétuelle comme une vie qui ne fait que (re)commencer
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Gauthier Keyaerts, Équilibre de l’Adagio, ed. Sémaphore 2022
Tatouer le sursaut
échange de lambeaux
sans ni lieu ni loi :
mode d’emploi pour rechercher la beauté
Que se cache sous les mots évaporés ?
Ce qui n’est pas nommé
ne vit
ne meurt :
graver
Une chute et son vertige
la foi vide
son incantation de la mémoire :
le voyage est-il pérenne ?
Raison du mensonge : le rêve
raison du rêve : le maintenant vicié
le va-et-vient de la force de l’absence :
raison d’être.
Pour déjouer l’ennui
le scribe les stries
piqûres pincements
grès galets
Poids et conscience des pas retrouvés
Et ne jamais perdre de vue l’absurdité de la vie
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Fabien Sanchez, Arden proche, Ed. Lunatique, 2022
Guérir la vie
désamorcer le réel
et dans l’écoulement des jours
être
être encore
être libre (cruel vice)
un évadé authentique
dans les livres et les cafés d’aujourd’hui
ou à Tokyo, une prochaine fois.
Tempo d’attente
Joni, Léonard, Miles, Jim, Bob.
Trajet outragé dans une ville
faite des joies à la Prévert
mais souillées de solitude
et un ailleurs
pour se sentir déraciné.
Tempo imaginaire
Coltrane, Baker, Bashung, Henderson, Reed.
Naviguer
sur le grand Missouri
malgré la peur inavouable
être
être encore
être loin
être dans le temps
compter sur moi
comme dans un miroir
sans solitude ouverte.
Être, enfin.
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Patricia Ryckewaert, A la folie, Ed. Tarmac, Nancy 2022
Elle
les gerçures de la mémoire
traverser le silence qui est un cri absolu
printemps-espoir
Elle
est toutes les femmes
est blessure
avance dans le paysage
et devient paysage
pour combattre l’effroi
Elle et lui
son cri et sa prière
la jouissance et l’âme noire
la morsure et le doute
Elle
enfance et amour que le temps use
n’a pas peur
fait de l’amour avec sa colère
l’âme dressée au-dessus des cendres
Feindre / fendre les mots
vers / contre le secret
Aimer / tuer les mots
qui trichent
qui effleurent
qui griffent
20/11/2022
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Yan Kouton, Décombres au milieu, Ed. Lunatique 2022
Langue : non-silence
Un corps devient texte
Mais
Il n’y a aucune hâte
À précipiter
La parole
Souffle : source
Pour
Croire encore
À mille choses :
Mouvement !
Le vers
Respire
L’écriture
Tremble
S’enfuit
Nuit : regards
À l’épreuve
Pour voir quand même
Un firmament
Défaire/Refaire
Les liens
Faire cesser
Le vide
Atteindre
Le refus de prolonger
La peur
Chercher
La genèse
De la peine
Et ce qui
Étrangement
L’atténue
Cendre + chair = étreinte
Vie
En dehors
De l’impasse :
Volonté
Passé profané : vieillesse
Distance
Et soudain
Inquiétude
Absence : couteau planté
Dans l’instant
On cherche
Un chemin sans fin :
La vérité
Foncer droit devant
18/11/2022
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Aurélien Dony, Amour noir, Maëlstrom révolution, Bruxelles, 2021
Noir vrai
ruines possibles d’amour
mort avant noir
petit avant noir
des amours douces et sans risques
amours déçues amours quand même
mais surtout pas noires
vrai danse de brûlures réciproques
Des gestes qui nous ressemblent/rassemblent
sur une plaine/royaume
de pluie
de vent
royaume de gestes qu’elle défait
de sa main pour qu’on devienne légers
si doux tes doigts sur ma peau
savants dresseurs de déchirures
sur la chair
l’amour chien
vaut bien le prix
de la morsure
Elle danse et il est glaise
le vers automatique qui s’arrime à la page
sous sa danse à elle et ses mots à lui
le brouillard vers Namur
mais sa danse
le poids d’écrire je t’aime au milieu
d’une chronique dansée et noire
comme une rumeur qui nous poursuit
dans l’exil de son corps.
Brises
Braises
Amour-incendie
Noir encore
17/10/2022