Charles Garatynski – Le diable et les détails

 

Depuis combien de temps ne l’avait-il plus touchée ? Même regardée — vraiment, avec le cœur — elle ne s’en souvenait plus. Ah, si, quand elle avait raté la soupe, deux semaines plus tôt. Quel ingrat ! Elle l’observa poser ses coudes sur ses genoux et regarder son chevalet avec amour.

– André, viens donc te coucher.

Il s’agita dans l’obscurité. « Il ne voit rien, mais il persévère à rater ses toiles », songea-t-elle.

– André…?
– J’arrive, Nadjima.
– Qu’est-ce que tu fais ?
– Tu sais bien ce que je fais.
– Mais tu as déjà retouché trois fois à la cuisse de cette grenouille !
– Tu ne comprends pas. Tout le tableau repose sur cette cuisse.

Elle posa ses lunettes sur la table de chevet et ferma les yeux sans chercher le sommeil. Il est vrai que ce côté artiste raté et compulsif lui avait plu dans sa prime jeunesse, mais aujourd’hui…

Il ne vint jamais se coucher cette nuit-là. Elle entendit le bruit des pinceaux caresser la toile des heures durant.

Il s’endormit sur le canapé, à sept heures, tandis que Nadjima se réveillait. Elle le regarda s’étaler sur la méridienne. Son ventre dépassait de sa chemise.    Alors elle se décida, s’approcha de lui et coupa une de ses mèches de cheveux. Il y avait à Glod, leur petit village de Roumanie, une haute montagne qui dominait la plaine. On raconte que le diable y était réfugié depuis plusieurs siècles. On disait aussi qu’il se nourrissait des cheveux des époux défaillants, afin de leur ôter la vie et de délivrer leurs femmes excédées. Il réalisait aussi d’autres miracles, comme redonner la vue aux aveugles ou faire démarrer les moteurs des pick-ups en hiver.

Alors, aux premières lueurs du jour, elle chaussa ses bottes en plastique et prit le petit couteau du placard à cornichons pour se défendre. Dans la chaleur accablante, seule une légère traînée de poussière semblait la poursuivre. Elle aperçut finalement un homme tout de blanc vêtu, au détour d’un sentier.

– C’est toi, le diable des Carpates ?
– C’est moi-même ! Regarde donc !

Il désigna un olivier qui s’embrasa aussitôt. Nadjima sourit, satisfaite.

– Je ne pensais pas que tu t’habillais en blanc.
– Il fait trop chaud, j’ai abandonné le noir depuis longtemps.
– Soit, mais je ne viens pas pour cela. Je viens car mon mari ne me touche plus… Enfin, il ne me regarde même plus ! Il ne fait que peindre.
– Eh bien, pars !
– Non ! Je veux que tu lui enlèves la vie.
– Mais tu l’aimes tout de même, n’est-ce pas ?

Elle renifla.

– Oui.
– Je le vois. Je le sais. Je te propose autre chose. J’ai toujours rêvé de peindre un chef-d’œuvre, mais j’ai besoin d’une âme pour le faire. Je m’empare momentanément de celle de ton mari, j’exécute mon tableau au sommet de mon art, puis je lui rends sa liberté. Il ne peindra plus, trop assouvi par mon souvenir.

Elle lui tendit les cheveux d’André, mais au lieu de les avaler, il les glissa sous ses ongles sales, à même la chair. L’un d’eux se brisa, puis repoussa l’instant qui suivit. Enfin, sa peau se craquela comme celle d’un reptile.

– Je m’en vais trouver ton mari. S’agit-il bien d’André Miumiu qui habite au 56 boulevard du médecin-laboureur Caro…

Il n’eut pas le temps de finir, mais il ne se trompait pas. Peu à peu, ses mains s’évaporèrent, et il ne resta plus qu’une ombre blanche.
Quand elle rentra auprès de son mari, elle le trouva encore plus agité que d’habitude. Il était dans un état d’excitation extrême, changeait constamment d’orientation, arpentait la salle de vie avec rage.

– Ah ! Te voilà, Nadjima ! C’est ce qu’il me manquait.

Pour la première fois depuis longtemps, il lui témoigna de la douceur et semblait heureux de la voir. Elle remercia le Diable en silence, il n’avait pas traîné. Elle voulut embrasser son mari, mais se retint encore.

– Viens donc là, Nadjima. Approche-toi. Je veux te peindre. Je veux tout peindre de toi. Oh oui, oh oui !

Elle se dirigea d’un pas lent vers la fenêtre. Elle ne distinguait que le dos d’André. Dehors, un chien jappa.

– Approche-toi encore, et ne bouge plus. Montre-moi tes genoux.

Elle demeurait auprès de la fenêtre. Le rideau léger cachait son corps tandis que l’éclairage de la rue dessinait son profil. Il s’acharna sur la toile à coups de gestes larges mais maîtrisés. Elle croisa son regard : plein de fougue et de colère.

– Tu es belle, mon amour, mais il me faut plus. Il me faut voir plus précisément.

De sa chemise, il sortit une lame qui brilla dans l’obscurité.

– Que fais-tu, André ?
– Je veux voir l’intérieur, l’escalier de service… Et même les canalisations ! Je veux connaître toute la vérité pour mieux lui rendre hommage.

Elle tenta de ne rien laisser paraître et s’immobilisa dans la pénombre. Le souffle d’André devint rauque, trop brusque. Sa gorge se répandit en bruits étranges. Il faillit s’étouffer.
Quelques glaires vinrent inonder sa bouche. Il s’apprêtait à les cracher à même la toile, quand une voix d’outre-tombe résonna :

– Pas sur le tableau, imbécile !

Il ravala aussitôt les immondices.

– Pardon, maître.
– Ce que tu peux être distrait, reprit la voix. Reprends-toi ! Ne vois-tu pas qu’elle s’enfuit ?

Nadjima descendit les marches deux à deux et s’enfuit dans les ruelles de Glod. Avant de quitter l’appartement, elle n’avait pu entrapercevoir qu’une masse de couleurs informes sur la toile.
Seul, André colla son visage contre le mur.

– Comment faire, maître ? Je n’ai plus de muse à décortiquer.
– Eh bien, c’est toi qui vas devoir t’observer de l’intérieur.

Il serra davantage le manche du couteau. Il leva la lame et la suspendit à hauteur de son visage, prêt à fendre son ventre pour mieux s’observer. Le diable se cache dans les détails, pensait-il. Mais il hésita encore.

– Qu’attends-tu ?
– Je vais le faire, mais avant ça, qui êtes-vous, maître ? Je vous entends mais ne vous vois pas. Et puis, on ne se connaît que depuis cet après-midi. Je trouve qu’on va vite en besogne, tous les deux.
– Parce que tu as besoin que je te donne des raisons ? Quand on a la foi, on ne pose pas de questions. Au travail !

Il acquiesça. Il leva un peu la main et abattit de toutes ses forces la pointe du canif vers son nombril. Mais, à cet instant précis, il ne put accomplir son geste. Une force le retenait, silencieuse et incontournable.

– Maître, je n’y arrive pas ! Je te promets que je n’y arrive pas !

Il voulut pleurer, mais la voix le consola sans tarder.

– Ah, cher André, merci ! Tu as tout donné et tu n’as plus rien, c’est parfait. Tu m’as offert mon plus beau chef-d’œuvre. Tu peux mourir tranquille, désormais.
– Mais qui es-tu ?

Il ne le savait pas encore, mais la voix se tairait à jamais. Un coq chanta  : l’aube. Il reposa sa tête sur le parquet encore frais.
Il existait une solution à son malheur. Lui aussi savait qu’on disait que le diable habitait les montagnes de Glod. Et s’il existait ? Il irait le trouver le matin même. Peut-être pourrait-il lui donner la force de se venger de la voix. Peut-être allait-il en profiter pour lui conférer un talent pour la peinture. Contre service rendu, bien sûr.

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