Rémy Leboissetier signe cette chronique sur le recueil de Miguel Angel Real Constat du désordre (Encres vives 543, décembre 2024)
Dans son « Constat du désordre », Miguel Ángel Real se fait résonateur d’énigmes et, par voie de fait, facteur d’organes sensoriels – métiers charmants, qui requièrent de solides appétences poétiques : une cloche qui sonne mal, et c’est toute une humanité qui flanche. Pour bien tinter, il est nécessaire de réfléchir assez longtemps : tenir la note, faire vibrer. Résonateur d’énigmes, ça n’est pas un métier c’est une vocation qui impose, corrélativement, d’être réflecteur de conscience. À l’occasion, se faire avocat du vocatif, des vocalisations et de l’appareil consonantique. Il ne sert à rien de coucher tous les jours dans le dictionnaire, de s’« alittérer ». Ne pas être somnambulique mais « sonnambulant ».
Il faut de l’élan, de l’allant – et non du tout-venant – ou de l’obstination. Le délai conditionne sa fulgurance, se mesure à sa brièveté – dans l’idéal, une ligne y suffirait. Une seconde de déflagration. En facture sensorielle, si nous sommes mis rapidement sur les rails, trop sûrs de la destination, c’est « déceptif », voire frustrant : « on attend sur les voies / une erreur d’aiguillage ». C’est bien cette erreur qui sert de point de résonance principal. Ouïe-ouïe, entendez bien. Trouver l’accord, dans un subtil décalage ; erreur proche de l’erre – allure, train, vitesse – et de l’errance, qui donne accès à une porte secrète permettant de déguster une tranche de temps dérobé. Curieux diapason ! « Remplacer / la mémoire / par un oubli choisi ». Prophylaxie existentielle. Objets trouvés du magasin des histoires perdues. Amenez-y les amnésies !
« L’instant n’est pas ébranlé », jamais de la vie, puisque l’instant est tout-et-rien, un tout-terrain qui résulte de l’ici et maintenant. L’image l’atteste, mais alors qu’on regarde ici-bas, comment capter ce qui se passe là-haut ? Et tandis qu’on pense à hier ou demain, on n’a en temps présent qu’une apparence trompeuse et tronquée de la réalité. Le flou total : jusqu’où porter le regard sur le « dos de la nuit » ? Affreux corps-accord du temps et de l’espace, dont on redoute les accrocs, le son des cordes frappées du squelette-piano.
Le gel des êtres photographiés, « fausse impression de mouvement rêvé » sur ce portrait figé. Mouvance insaisissable. Instant de silence imposé. Au carrefour des vents, va-t-en cueillir la rose des sables. « Être dans la tempête », sous le double toit d’accents circonflexes. Cette tranche de temps dérobé, nous l’avons dit, à laquelle on accède « à l’envers / d’un monde univoque ». Voilà bien une « révolution de l’infime », familière des interstices. Et l’oubli, toujours l’oubli revient perturber la mémoire, de l’horizon interrogé – horizon quoi ? Oraison rien, sinon de s’y perdre ; se dissoudre dans sa ligne de fuite, comme l’instant qui s’efface et s’oublie, qui est tout-ou-rien. Un caillou, dans la Chose sûre : « rude tâche minérale ». Mémoire éblouie à travers ses éboulis : pour combien de temps encore saurons-nous guider nos pas ? Résister à « la crainte des mots d’amour / dans le poème / comme dans la vie » ? On se dresse sur les pointes de la parole sans prendre garde au gouffre du silence, qui « ressemble / à l’appel du vide / quand on se promène / sur les falaises ». Belle perspective, « tonitrouante ». La transparence que l’on voudrait est-elle lisible dans le cristallin ? L’oubli est-il gage d’invisibilité ? « Compatible avec les souvenirs qui s’estompent » ? Prenez un bon morceau d’ombre, ajoutez-y un filet de lumière puis mélangez délicatement… Voyez, déjà comme « le monde s’étend // à perte de vie ».
« Un silence / dénudé d’anecdotes // une source », qui serait donc proche de l’eau pure ? Celle du Léthé ? Breuvage d’oubli dans la bulle de l’amnios (source d’amnésie) ? Toujours une affaire d’allure, de train, de vitesse, dans ce « monde qui change » et « qui n’est pas celle des graines / dans la terre ».
On ne va pas se cacher trop longtemps sous couvert de parenthèses grelottantes (~~~) : Miguel Ángel Real, faisant constat de ce désordre, nous amène de front à l’énigme, à la façon d’un Roberto Juarroz ou d’un François Jacqmin, pour prendre deux exemples de fulgurants laconiques qui posent et reposent en leur poésie – assez froidement, il est vrai, car affranchie du lyrisme – la question des « fondements », cherchant à voir à travers la maçonnerie « philopoétique » les premières pierres du mystère.
Entre l’aporie et le mistigri.
Ou la poire et le fromage.
« n’écris pas / avant que tu ne sois / à nouveau // n’é » serait une sorte de « paratropisme » instinctif du poète qui, au lieu de se tenir ici se plaît à être ailleurs ; qui, faute d’agir dans l’instant se transporte le plus souvent en arrière, en invétéré réflecteur de conscience, parce que « La démarche / même lente / a du sens / par elle-même ». On peut bien « briser les boussoles », le poète reste magnétisé, soulevant l’écorce des mots sous la tendre mousse, bercé de monstres et chimères. Au diable les « prophéties scandées », toujours scandaleuses, les gesticulations et trépignements, les éjaculations oratoires. Au sein de ce vacarme futile, sachons trouvons enfin une place au « silence essentiel ».
Rémy Leboissetier
Quimper, le 10/12/2024