
Photographie : A. Rivière Kéraval
Ce texte est construit à la manière des « séries » que l’on retrouvait notamment dans les chants bretons comme Ar Rannoù ou par exemple : le Daouzek huñvre de Denez Prigent. Et contrairement à leurs modèles, il s’agit d’une série par décompte…
A la ferme Hurtebise sur le Chemin des Dames
Sept
Sept ciels rompus, fracassés
Sept ciels conduits à l’autel en de blafards cercueils
Sept morts insensées, sept échos répétés, sept saccages
Sept
Sept quêtes de certitudes au désamour mordant de tranchées et de fouille
Six
Six nuits sans lune
Six étranges brises, vents de printemps hésitants, saints de glace, givre tenace
Six lames clouées aux ventres bouillonnants, six lames et aucun regret
Six
Six violentes nuits brûlées de lande aux brumes étouffées
Cinq
Cinq cris aux collines blessées
Cinq fleurs évanouies sous les coups, cinq sillons creusés aux canons obsédants
Cinq lunes successives, impossible paix aux cœurs des hommes nus
Cinq
Cinq étrangères épouvantées, veuves furieuses aux sourires figés
Quatre
Quatre blanches et fiévreuses aurores
Quatre sexes tailladés, meurtris, quatre horizons sans paysage
Quatre pierres levées dans le silence des haleines craintives
Quatre
Quatre chemins fuyards refusant chacun le tout dernier combat
Trois
Trois angélus étourdis au soleil de midi
Trois étoiles blessées, trois soupirs, trois espoirs
Trois matins interdits de clarté et de tendre répit
Trois
Trois parcelles de moisson d’avant la clameur des bombes
Deux
Deux doigts tendus dans l’humidité des bourrasques
Deux nuages engagés au combat sans retour
Deux soldats épouvantés, tirés de la boue des rats pour un raid impossible
Deux
Deux ultimes cadavres projetés, retenus aux barbelés jaloux
Un
Un dernier souvenir
Un unique baiser de sang éructé, une inutile prière
Une pensée secrète à l’heure irrationnelle
Un
Un seul cœur, une seule tête qui roule, une seule vie, une seule vie, une seule vie
L’heure noire
L’âme chevillée aux écluses du temps, la nuit m’unit à elle en son bateau d’étoiles. J’y croise mille vies, mille failles, mille destins, unique chevauchée des heures lentes et des brumes, étreinte inattendue de l’ombre redoutée. J’ai la nuit en mémoire aux pores de ma peau comme un temps suspendu entre torpeur et soif, comme une parenthèse à la vague du jour, une brise, un murmure.
Mon heure est condensée aux tréfonds de l’oubli, là où le sommeil s’épuise – l’heure la plus noire. Harassé d’avoir trop attendu ma minute superbe, j’y vois d’étranges certitudes, des contes et des chants où ma plume se délie, jusqu’à la naissance de nouvelles aurores.
S’il n’y avait que des nuits à l’acmé de nos jours, nous marcherions comme des princes et l’aube aurait la vertu du désir.
Sans rive ni frontière
Je viens d’un monde sans rive ni frontière.
Quand le jour emplit l’aube de ses premiers rayons, une pluie d’arcs-en-ciel éveille nos regards. Se lève alors un chant aux poumons des collines ; le temps qui nous grandit n’épuise que nos éclats ; nos nuits sont des guitares aux danses immortelles. Je viens d’une planète où les cris sont de joie ; le ciel y naît de songes aux saveurs de blés mûrs. Nos lunes sont des plaines sans route ni barrière ; les arbres sont nos mâts, nul besoin de voilure ; même les trois soleils ne peuvent brûler nos yeux.
Mirage ! dirais-tu, toi qui ne crois en rien. Tu préfères tes portes, tes murs et tes lisières ; tu ne crois qu’en tes clés, tes armes et ta loi ; et tu fermes les yeux. Attention ! À l’acier de ton ombre, ton cœur s’atrophiera.
Moi, je viens d’un monde sans rive ni frontière.
Gaëtan Lecoq, né en 1961
Il vit près de Rennes, en Bretagne, et travaille comme médecin généraliste.
Plusieurs de ses nouvelles ou de ses poèmes ont reçu des prix :
Au Groupement des Ecrivains Médecins (nouvelles, aventure médicale et poésie) et les prix Zorini (nouvelles) et Cesare Pavese (Poésie et nouvelles).
Cinq titres parus :
– Les Guetteurs de l’Aube, Éditions Cheminements, 2006
– La Tentation de la folie, Éditions Glyphe, 2010
– Les Pieds nus de Zadkine, Éditions La Part Commune, 2012
– Le Rire de Xavier Grall, Éditions La Part Commune, 2018
– Des Nouvelles de Melenez, Éditions La Part Commune, 2024 qui a reçu le Prix du Livre insulaire-Ouessant 2024 – catégorie Roman, et le Prix Gilbert Schlogel du roman 2024 – GEM.