
Dans cet atelier, vous trouverez des pastiches. Vous y trouverez aussi des parodies et des « fantastextes » … « AHI ! » est notre cri de ralliement (Absurde, Humour, Imagination !)
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Jean-Jacques Brouard
« La vérité sur Jean-Jacques Rousseau »
François Rousseau, le cadet du philosophe dont on avait perdu la trace et que l’on a longtemps cru mort jeune, a vécu assez longtemps pour écrire à son célèbre frère une lettre, juste après la publication des Confessions. Dans celle-ci, il révèle certains faits qui éclairent la personnalité de l’auteur de cette monumentale autobiographie et relativisent quelque peu la portée de son Préambule.
A Paris le dix-huit du mois de juin de l’an de grâce 1770
Au grand Jean-Jacques, mon « frère »,
Je viens de faire l’acquisition du dernier livre que tu as réussi, malgré la censure qui te persécute, à faire publier chez le libraire Morgnier de Grenoble. Ces Confessions, comme tu les as intitulées, m’intriguent, je suis contraint de l’avouer, et, malgré la réticence et la difficulté que m’inflige une telle lecture, moi dont la vue n’a cessé de baisser depuis mon infortune, j’ai cependant commencé à prendre connaissance du Préambule et du premier chapitre de ton livre.
Il n’est point dans mes usages de porter quelque jugement que ce soit sur mes semblables, mais, dans le cas présent, il a été ardu pour moi de résister à l’envie de corriger quelques erreurs ou oublis dont tu t’es, sans aucun doute à ton corps défendant, rendu coupable. Je me suis longtemps contenu, mais je n’y tiens plus et le temps est venu de rendre clair ce qui baignait dans le flou et de ramener à la lumière ce qui errait dans les ténèbres.
Il est aisé de voir le penchant que tu as marqué insensiblement pour tes qualités plutôt que tes défauts : je compte, en effet, deux adjectifs pour tes vices, l’un, « méprisable », et l’autre, « vil », tandis que tu as pris grand soin d’en énumérer trois pour vanter tes vertus : bon, généreux et sublime. Or, aussi loin que ma mémoire peut remonter et admis le fait que d’innombrables années nous séparent de notre enfance, je n’ai pas souvenir chez toi d’une grande bonté ni d’une générosité remarquable. Je n’ai trouvé, dans le premier chapitre de tes Confessions dont tu loues avec tant de dévotion sacrée, la « franchise » aucune mention ni récit des tourments que tu me fis endurer lorsque j’étais petit enfant, comment tu venais la nuit, dans le noir le plus épais, me tirer les pieds sous les draps du lit en poussant des cris de bête féroce. Tu n’y dis rien non plus des menus larcins dont tu faisais de moi l’innocente victime en me dérobant les quelques sols que m’octroyait notre bonne tante. Et j’ai peine à croire que tu aies totalement effacé de ta mémoire le triste après-midi où tu avais placé, sur le siège de travail de l’atelier d’horlogerie de notre cher père, un perce-cul* de ta fabrication. Le souvenir que j’ai de l’ire du pauvre homme, justement courroucé de la douleur qu’infligeait à son fondement le métal barbelé enfoncé dans sa chair, m’émeut encore à l’heure où je t’écris ; mais c’est surtout l’infâme accusation que tu fis à mon égard auprès de notre géniteur, et qui déchaîna contre moi le cruel châtiment du martinet, qui m’attriste plus qu’il n’est permis. Si le séant du bon homme avait été en partie enflammé par le fer, le mien le fut entièrement par le cuir dont j’éprouvais la morsure de chaque lanière. A l’instant même où je t’écris ces mots, le grincement de la plume d’oie sur le vélin sonne comme un gémissement de souffrance et les brûlures acérées des coups de fouet toujours inscrites dans ma chair, je voudrais que tu les éprouves quand tu te présenteras, le livre à la main, devant l’Être éternel. Lui n’aura pas oublié ce forfait indigne, ce mensonge coupable, cette perversité honteuse qui fut la tienne, alors, envers le pauvre enfant que j’étais, moi, ton cadet vulnérable, ton petit frère.
J’avais l’intention expresse de t’adresser d’autres critiques à propos d’épisodes ultérieurs que tu as narrés avec trop « d’ornements », mais je me rends compte tout de suite que mon projet est vain : jamais, je le sais aujourd’hui – je te connais trop bien – tu n’avoueras les mauvaises actions qui t’importunent, tu n’as retenu que celles qui te grandissaient, même, et peut-être surtout, quand tu en fus la victime : c’est la manière la plus habile que tu as trouvée pour dissimuler ta vocation de bourreau. L’un de mes bons amis m’a révélé l’autre jour que tu avais écrit, dans un autre de tes ouvrages savants, que l’homme était né bon et que c’était la société qui l’avait corrompu. En ce sens, alors, je comprends mieux ce qui t’a induit à affirmer que tu n’es fait comme aucun de tes semblables, que tu es autre…
Je n’ai pas l’orgueilleuse prétention de croire que cette lettre de moi changera en quoi que ce soit le cours des choses qui émanent de toi car j’imagine fort bien que tu la destines, cette lettre importune, au feu de ton âtre, mais je m’étais promis de t’écrire pour que tu saches qu’il n’est pas forcément besoin d’attendre le jour du jugement dernier pour entendre la vérité sur soi.
Je ne me rendrai pas coupable de fourberie ni en te saluant fraternellement ni en te vouant une haine inextinguible. Je songe seulement avec quelque humaine compassion à l’instant fatal où l’Être éternel t’infligera, sans même daigner jeter un divin regard à ton livre, tous les brûlures de l’Enfer « à fond et sous la peau ». Tel est mon souhait le plus cher…
Le « petit » François Rousseau
( Lettres de François Rousseau à son frère Jean-Jacques Éditions Fishbein, Bâle, 2005)
© Jean-Jacques Brouard, Récits corrosifs
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Jean-Jacques Brouard
Lipogramme en E : Flaubert revisité.
LIPOGRAMME : procédé littéraire qui consiste à écrire un texte en n’utilisant pas telle ou telle lettre.
Réécriture sans la lettre E d’un extrait de L’Education sentimentale de G. Flaubert)
Marc s’avança dans l’obscur salon. L’illumination donnait mal – on avait pourtant mis trois spots dans un coin – car un vasistas non-clos lançait au mur un clair-obscur charbon. Il y avait cinq ou six bacs à humus aussi hauts qu’un humain, mis pour garnir la paroi; tandis qu’un carafon d’or, non loin d’un samovar, s’admirait dans un miroir. Un frou-frou vocal amoindri montait sans à-coups. On pouvait ouïr un bruit d’importuns godillots sur l’imposant tapis afghan.
Il distingua maints habits noirs, puis un haricot qu’illuminait un grand abat-jour, huit profils non-masculins dans l’habit automnal voulu par la tradition, puis, tout à fait au fond, Lady Dambruck, dans un rocking-chair. Sa gandoura d’organdi lilas avait un pli plutôt coquin, car il laissait voir un jupon fort joli, l’opportun ton doux du tissu lui allant à ravir, d’autant qu’un chignon auburn la coiffait ad hoc ! La virago posait, cambrant son dos, un bout du talon sur un coussin – sans agitation, un Rodin subtil et flamboyant, un magma floral, produit d’un grand art…
Gustav Bauflair.
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Jean-Jacques Brouard
Le bel engin
La machine était arrivée ! C’était Plantard, le patron, qui l’avait annoncé. Une voiture tirée par six chevaux était passé la livrer samedi à la fabrique : les ouvriers avaient déchargé les pièces et elle avait été montée dans l’atelier de fraisage au fond, un peu à l’écart derrière un gros rideau de toile. Emile Choumieux n’avait pas pu résister : ce lundi matin, il s’était levé plus tôt pour aller la voir avant les autres, lui que la direction de l’usine considérait comme le meilleur ouvrier. Elle allait avoir à faire à lui, alors autant faire connaissance sans attendre…Il était rentré par l’entrepôt de derrière, dont il avait les clés. A cette heure-là, il n’y avait personne, bien sûr : c’était le grand silence. Il traversa les grandes salles encombrées de pièces et de matériaux et arriva dans l’atelier de fraisage. Il poussa la porte. Dans la pénombre de l’aurore, elle était là, se dressant, luisante sur son socle de pierre. Le bec dressé, ah oui, elle avait fière allure, avec son axe de biais, sa bielle en acier détrempé et ses entrailles d’acier ! Il admirait le fouillis tubulaire du saccadeur à mandrins. Il reconnut le mécanisme circulaire du grouilleur à poutrelles qui s’emboîtait dans la mortaise centrale. Que de précision, c’était trouvé ! Un peu à gauche, les mâchoires noires de l’avaleur s’ouvraient sur un intérieur tout rose de graisse d’où surgissaient des grosseurs de fonte grise, massives et carrées. Telle une déesse muette, la machine gisait là, de tout son bel acier bleu et gris, lumineuse sous les lampions de l’atelier.
Alors, il eut une grosse envie de la mettre en marche, pour voir ce qu’elle avait dans le ventre, pour entendre son borborygme noir. Il abaissa la manette. Un claquement brisa le silence du hangar, suivi d’un souffle rauque de pouliche désentravée, et la grande roue s’ébranla, lentement d’abord, puis entraînée par le grand pistonnier à crampons, de plus en plus vite. La machine haletait, grondait, se cabrait dans sa gangue de fer. Sous le poitrail de métal, ça soufflait dur… un raclement de cliquets se joignait au chuintement des taquards[1]. C’était un brame de bête en rut, joyeuse de sa première fois. Toute ruisselante d’huile, elle frémissait dans les trépidations de sa belle mécanique et Choumieux restait là, à la regarder, bouche bée, tout attendri par la musique barbare de l’engin. Une sacrée merveille ! On allait turbiner avec elle, pour sûr, et au galop ! Maintenant, il allait voir, le patron, la qualité des écrouillons[2] ! Et l’Émile, ivre de fierté, mêlait son rire au vacarme endiablé de la machine…
Et elle s’emballait dans le souffle puissant de sa vapeur blanche, toute à sa danse d’essieux, de tiges et de glissières. Une plainte lascive s’échappait de son clapet, tandis que tout le bâti venait bouiner contre le heurtoir. Soudain, la crémaillère centrale s’éleva dans un cliquetis de chaînes neuves : Choumieux, ému, se dressa pour ne rien perdre de la manœuvre. Le vilebrequin s’abaissa, entraîné par la poulie de fraisage. Ce fut un aveuglement d’embruns métalliques. Emile tressaillit, retint son souffle, les poings rivés à la rambarde. Puis un bruit sec… L’écrouillon était tombé dans le panier de finissage. Il poussa un cri rauque, éclatant en un grand rire mouillé d’une bonne sueur de travail et, hors d’haleine, s’essuya le front d’un revers de manche. Fichtre, la belle mécanique ! Ça faisait plaisir, une vraie rigolade ! Et il restait là, les jambes cassées, une grosse tendresse dans les yeux… Pour sûr, il l’avait dans la peau !
Émile Zola – texte tiré du manuscrit d’un roman inachevé, L’Emprise.
[1] Les taquards sont des pièces métalliques pour ralentir la rotation des tambours à engrenages.
[2] Les écrouillons sont des écrous spéciaux pour l’exploitation minière.
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Rémy Leboissetier
Ballade des vendus
à la manière de François Villon
Frères immuns qui après nous vivez
Ne raillez pas nos cervelles racornies
Mais puissiez-vous, au contraire, raviver
Nos cœurs asséchés et chairs amollies.
Voyez-nous, minés par la pandémie :
Ce monde si beau que nous avons régi
Est à présent rompu, à l’agonie.
Nous n’avons plus que poussière à moudre :
Nous nous sommes vendus, aveulis, maudits…
Que le Feu d’Enfer veuille tous nous dissoudre !
Nous, anciens frères de l’humaine société,
Jugez l’ampleur de notre ignominie :
Dévorés de lucre et d’avidité,
Ne méritons-pas d’être enfin punis,
Chassés de la Terre, à jamais bannis ?
Voyez-nous, sans vaccin d’Hégémonie,
Dessaisis de notre Suprématie !
Dieux pélagiques, faites le magma sourdre
Des anciens volcans trop tôt refroidis…
Que le feu d’Enfer veuille tous nous dissoudre !
Frères immuns, qui après nous vivez
Ne moquez pas notre faiblesse d’esprit
Mais veillez surtout à vous préserver
De notre incorrigible impéritie.
Voyez-nous, rongés par la maladie :
Décimés par l’affreuse Pandémonie,
Poumons atteints de fatale asphyxie
Qu’on ne peut crever ni recoudre.
Fuyez notre infectieuse compagnie…
Que le Feu d’Enfer veuille tous nous dissoudre !
Dieux du ciel, témoins de notre incurie,
Mettez donc fin à cette supercherie :
Faites venir l’Orage, tomber la foudre
Au Paradis des Supertricheries…
Et que le Feu d’Enfer veuille nous dissoudre !
Rémy Leboissetier (écrit au cours de la période Covid-19)