MON TEXTE N’EST PAS POÉTIQUE # 5 – Jean-Jacques Brouard

 

DÉDALE ET ICARE

   Imaginons que le mythe d’Icare soit un faux, que le jeune homme ait écouté son père, qu’il ait renoncé à s’élever dans les airs et qu’il ait vécu longtemps, assez longtemps pour être au chevet de Dédale quand celui-ci mourut

 

Dédale, méconnaissable, gît sur son grand lit défait, le souffle court, les yeux  hagards. Il regarde son fils Icare qui revient de la chasse : il est en sueur et sent le gibier mort. Dédale fait un signe de la main et souffle :

Bientôt, je serai sous la terre et toi, tu marcheras dans le soleil, alors approche mon fils et écoute ce que j’ai à te dire… D’où qu’on le regarde, le monde est un immense labyrinthe en quatre dimensions. L’homme y passe à travers un enchevêtrement de sentiers tortueux, de ruelles et d’impasses entrecoupés d’autres chemins, de venelles, d’avenues et de routes qui partent dans mille directions obscures et improbables.

   Parfois, on croit voir en une tour imposante un repère dans le réseau confus des voies entrelacées, mais l’architecte diabolique nous fait alors entrer dans le labyrinthe le plus complexe et le plus effrayant : la bibliothèque. Réification de l’esprit humain, la bibliothèque nous emporte vers l’au-delà du visible, l’au-delà du pensable.

   Avec tous les hommes morts et vivants, ces allées nouées et déroulées dans les brumes de l’inconscient s’en vont vers l’intérieur de notre nature, là où tout est culture. Et nous avançons toujours en quête de la clé du sens, toujours tentés par l’école buissonnière hors des champs sémantiques…

   Çà et là, nous croyons voir des fragments de lignes droites, des rudiments de structure, des semblants d’ordre … Illusions d’harmonie ! Simulacres de sphères éternelles ! Faux-semblants de vérité !  Mais nous retombons dans la réalité du songe inextricable…

   La science, moderne ou ancienne, nous offre des concepts-clés pour ouvrir des portes qui donnent sur des murs…

   Nous en sommes réduits à envoyer vers les autres de l’ailleurs et du temps des messages désespérés : missives, cris, pigeons voyageurs, parchemins griffonnés, signes sur des pierres lancées, poèmes, messages codés, bouteilles à la mer…

   Tous ces amas de signes complexes qui filent dans l’espace-temps comme des flèches invisibles loin de nos âmes… et nous saignons de notre flux au lieu de le conserver et de le délivrer par crachats métaphysiques !

   Mais nous n’avons encore rien dit des chausse-trappes et des pièges infâmes que nous tendent les barbares incultes…

   Car le monde est une cité de pierre, de fer et de mythes où le mensonge et la dissimulation comptent autant que la vérité qui, d’ailleurs, – comme le dit le philosophe – n’existe pas… Le labyrinthe cache la forêt où se trouve l’arbre de la connaissance…. Les chemins qui relient les concepts ne sont pas tous de même nature : ils se superposent, se côtoient, divergent et convergent, s’annulent, se complètent… La clé, c’est le sens… Le sens est un parti pris… Mais ne pas prendre parti, c’est justement mourir perdu dans le grand désert de la confusion… Le pouvoir, en empêchant les gens de choisir, d’exercer leur volonté en toute connaissance d’eux-mêmes, les condamne à mourir idiots, au sens strict du terme. Les potentats de la canalisation, les détenteurs du savoir, les «brouilleurs» nous font croire que ce sont des réseaux de communication, mais ce ne sont que des canaux d’influence, des conduits où passe le jet puissant des poisons inducteurs… Hiérarchies, arbres, relations entre les hommes, multiplications à l’infini de choix binaires régentés par la codification sacrée… N’existe-t-il pas la possibilité de choix ternaires, quaternaires, de choix infinis, de choisir le néant ? 

Dédale regarde ses doigts, regrette  soudain ses ailes perdues et reste enfermé dans son énigme… Il se voit dans le miroir du plafond : il est fasciné par son propre reflet… Puis, il pressent le monstre tapi dans le fond des eaux noires qui va jaillir et l’engloutir tout entier… Il poursuit son explication :

– On peut aussi considérer que l’homme est un être qui reste enfermé dans le dédale des interdits qui le composent ou le décomposent : le déchirement… Le labyrinthe, sache-le, mon fils, est une des plus vieilles représentations de la pensée humaine. Le sphinx que terrassa l’esprit d’Œdipe et le dragon dont Merlin tenta d’apprivoiser ne serait-ce que le souffle font partie de ce labyrinthe aberrant. Concrètement, les labyrinthes sont légion : gravés, peints, construits avec des arbres ou avec des pierres… Il y a les labyrinthes naturels que le poète a recensés : la forêt, la mer, le désert, la nuit, la brume, le cosmos, le pelage des tigres. L’homme reste partagé entre deux désirs : celui de sortir du labyrinthe ou de trouver son centre.  Deux questions se posent alors : la première est de savoir si le labyrinthe a un centre ;  la seconde de savoir s’il existe quelque chose en dehors du labyrinthe. Mais d’autres questions surgissent : si centre il y a, qu’y trouve-t-on ? Et est-ce possible de sortir du labyrinthe ? L’eau qui coule, s’immisce et s’épanche, s’évapore et tombe en pluie… le labyrinthe suprême !…

   Il s’arrête, hors d’haleine. Puis, il reprend de sa voix faible et rauque :

   Il faut que je te dise… oui, il le faut…Le Minotaure,… c’est l’homme : un poète en parlera dans un récit qu’il intitulera La Demeure d’Astérion, mais il n’en tirera pas toutes les conséquences… Laisse-moi te dire un secret : Thésée, Ariane et le Minotaure ne sont qu’une seule et même personne, la… trinité païenne… La force… le mal et…l’intelligence… Dès lors, tout nous incline à penser que c’est l’homme qui construit autour de lui, pour lui et par lui le labyrinthe qui l’affame et l’asservit, le nourrit et le libère, le défie et l’obsède. Le labyrinthe, comme parcours, porte et clé, c’est… lui-même…

Soudain, Dédale pousse un cri et tend la main à son fils. Quand Icare la prend, elle est si froide et si lourde qu’il sait que la mort est déjà là. Il comprend alors qu’il est condamné lui aussi à rester sur la terre. Et il regrette l’instant où là-haut il avait senti sur son front l’ardente caresse du soleil.

 

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