Le pardessus noir – Nash Wayne

(The black coat)

Par la fenêtre du septième étage, Kelly, ivre, regardait le pâle soleil d’hiver se coucher sur la ville. Bientôt, l’appartement fut  plongé dans la pénombre. Il alluma, mais l’ampoule du plafond, faible et encrassée, éclairait mal et l’ombre de la nuit sembla entrer dans la pièce par les vitres embuées. Il regarda les caisses et les cartons, puis sa montre : dans son état, il était trop tard pour commencer le déballage. Du reste, il ne sortirait que le strict nécessaire : dès le lendemain, il allait chercher un autre logement. Celui-ci, comme l’immeuble tout entier, était vieux, sombre et sinistre : il l’avait loué en attendant mieux. Comme il cherchait ses cigarettes, il se rappela qu’il n’en avait plus.

Il quitta son appartement en prenant soin de fermer la porte à clé. L’escalier en bois était spacieux, mais mal éclairé et ténébreux à certains endroits. Les marches disjointes et poussiéreuses grinçaient lamentablement et ce ne fut pas sans une certaine appréhension qu’il descendit, en titubant, vers les étages inférieurs. Sur le palier du troisième, il faillit bousculer un homme vêtu d’un pardessus noir et d’un grand chapeau mou qui dissimulait son visage. Celui-ci semblait avoir surgi de nulle part et montait, lentement, la tête baissée, les mains dans les poches. Décontenancé, Kelly bafouilla une excuse, mais l’inconnu, courbé comme un vieillard, ne répondit pas et continua à gravir les marches à pas lents et pesants. Quelque chose dans la démarche du vieil homme inquiéta Kelly, sans qu’il sût dire pourquoi. Il se dit qu’il était fatigué et qu’il s’effarouchait d’un rien quand il avait bu.

Dix minutes plus tard, il était de retour dans le hall d’entrée. Au moment où la lourde porte se refermait avec un couinement strident, il crut entendre un cri inhumain. Il tressaillit, tendant l’oreille. Rien. Jusqu’au second, l’éclairage était acceptable, mais au-delà il s’agissait d’appliques de secours qui permettaient juste de savoir où l’on mettait le pied. Tout en gravissant péniblement les marches vermoulues, il entendit des bruits, vagues et indéfinissables qui venaient de plus haut. Une irrépressible angoisse le saisit et il accéléra le pas.

Enfin, hors d’haleine, il atteignit son palier. Malgré l’ivresse, il remarqua immédiatement la silhouette entrevue plus tôt : l’homme au pardessus noir descendait vers lui très lentement, avec ce même pas pesant qu’il avait remarqué, le visage toujours dans l’ombre épaisse sous le rebord du chapeau. Instinctivement, Kelly sentit qu’il y avait un danger. Il fouilla fébrilement dans ses poches pour prendre ses clés, mais il s’affola et les fit tomber. Il se baissa pour les ramasser. Quand il se releva, l’homme en noir était devant lui.

– Je suis… désolé pour… pour tout à l’heure, balbutia Kelly, la gorge sèche. Je…vous…

La silhouette se redressa lentement. C’est alors que, muet de terreur, Kelly put voir la bouche béante aux canines acérés, et les yeux jaunes, des yeux pailletés de félin d’où jaillissait une lueur écarlate et qui glacèrent Kelly d’épouvante. Il voulut fuir, mais la terreur le clouait sur place et d’innommables griffes s’emparèrent de lui ; il vit, il sentit l’effroyable hure sanglante se plaquer contre son visage hagard et le posséder… Il perdit connaissance.

 

*

   Kelly ouvrit les yeux, les idées claires. Il était étendu sur son lit tout habillé. Soudain, la vision atroce de la bête lui revint en mémoire. Affolé, il palpa son visage, sa tête, son cou, s’attendant à sentir des blessures, à trouver du sang coagulé… Rien, il n’avait rien ! C’était donc un cauchemar ? Etait-il possible qu’il eût rêvé l’agression ? Sans doute… Il avait tout imaginé, il avait trop bu et il était si fatigué. Comme il avait la bouche pâteuse, il se rua dans la salle de bains pour se brosser les dents.

Le miroir lui renvoya l’image familière de son corps, mais ce pardessus noir n’était pas à lui ! Kelly recula en proie à une horreur indicible. Un hurlement de bête jaillit à travers les crocs de sa bouche déformée en voyant, sous ses paupières fatiguées, briller deux yeux jaunes aux reflets écarlates qui n’exprimaient rien d’humain.

*

 – Continuez, sergent, venez-en aux faits, dit le commissaire Muirgan.

– Alors, comme on croyait que Kelly était pas chez lui, j’ai défoncé la porte à coups de hache. Burk est entré sans m’attendre. C’était un brave type, mais jeune : y manquait d’expérience. Y s’était pas écoulé trente secondes que j’l’ai entendu crier, j’me suis précipité, mais y’ avait pas mal de pièces dans c’fichu appartement, j’l’ai pas trouvé tout de suite. Quand j’suis tombé d’ssus, j’ai vu un type en pardessus noir – mais c’était pas un homme, non, c’était… une chose, une chose dégueulasse avec des yeux jaunes et des dents de monstre, quoi ? j’sais pas … – enfin, cette saloperie était en train d’le bouffer. J’ai tiré. Alors, l’espèc’de bête s’est mise à pourrir, à fondre… C’était infect… Elle a disparu en emportant avec elle la moitié de Burk… Je …

Le sergent Gallagher se mit à sangloter.

– Nous vous remercions, sergent. Ce sera tout pour le moment.

Gallagher sortit.

– Qu’en pensez-vous, Docteur O’Leary ? demanda le commissaire.

Le psychiatre haussa les épaules.

– Votre sergent est secoué, certes, mais ce n’est pas un malade mental, je peux vous l’assurer.

– Pensez-vous qu’il a tué son collègue ?

– Possible… mais le pardessus noir qu’on a retrouvé ?

– Il a très bien pu le placer là pour qu’on gobe son histoire… Le jury tranchera.

*

   Le sergent Gallagher fut condamné à vie pour le meurtre de son jeune collègue Burk : il purge sa peine à la prison de Dublin.

A la police irlandaise, on enquêta, sans succès, sur la mystérieuse disparition d’un fonctionnaire du service des pièces à conviction. Pourtant, dans les placards de ce service, il manque un pardessus noir. Dans certains immeubles de Dublin, des locataires se plaignent que, la nuit tombée, un individu louche tout en noir rôde et fait des bruits étranges dans leur escalier. Dès qu’on ouvre sa porte, il semble s’évanouir dans l’ombre de la nuit… Personne n’a jamais pu voir son visage.

 

©  Nash Wayne, L’Homme dans l’escalier  (The man on the stairs) 1998 – Traduit de l’anglais irlandais par Gally Simpson

    Nash Wayne est un écrivain irlandais méconnu et qui tient à le rester. Misanthrope isolé sur une île, il n’écrit que pour un cercle restreint d’amis, tous des aficionados du fantastique…