Les « Horizons intérieurs » de Jean-Jacques Brouard – par Rémy Leboissetier

 

Les « HORIZONS INTÉRIEURS » de Jean-Jacques Brouard

par Rémy Leboissetier

 

Hors du service commandé de la criticaillerie, il est difficile de consigner ses impressions dans le même temps de la lecture sans risquer de rompre le flux de celle-ci – et d’engendrer une dissociation de l’individu, de lecteur-critiquant ou de critique-lectorant.

J’ai néanmoins marqué au vol, sans me dessaisir du vif, donc, des passages ayant retenu mon attention et force est de constater que les fins de poèmes de Jean-Jacques Brouard sont en général performantes, comme un impératif conclusif de progression ascendante :

« J’entends claquer les mâchoires des affamés
J’entends le ricanement des élites
Poésie poésie ne sois pas gentille !
Vois comme il a faim le tigre de la liberté ! »

Horizons intérieurs, II, p. 20

Je l’aime bien, ce « tigre de la liberté », qui nous place du côté des grands félidés et non des petits affidés de service. Et je l’entends bien feuler, râler, rauquer… Le fauve en question !

Ailleurs, une autre espèce animale s’introduit :

« Axolotls lumineux
Dans la grande nuit du monde »

Horizons intérieurs, IV, p. 25

…Espèce des plus étranges que cette salamandre mexicaine, qui apporte une note fantastique (et qui fut au centre d’un récit de Julio Cortazar). Plusieurs fois nous serons ainsi surpris, plongés dans le grand bain de la poésie, d’aborder les rives de la science-fiction : c’est une voie singulière qui mérite d’être approfondie – de poésie dissipée, diffractée, qui ne recherche pas la pureté du genre, plutôt sa pluralité.

Gourmet du lexique, Jean-Jacques Brouard s’empare de mots issus d’autres domaines d’activité, par exemple de termes juridiques, pour mieux étendre son champ d’action et sa volonté d’appropriation :

« Nu-propriétaire des francs-alleux j’en savourais l’usufruit sauvage
Je ne désirais qu’une chose
Que dure l’extase ! »

Horizons intérieurs, VI, p. 30

Le poème VIII se clôt en s’ouvrant sur l’infini, comme une nouvelle promesse de feu prométhéenne. Au cœur du désir, Jean-Jacques Brouard souhaite tout embras(s)er – c’est l’essence même du panthéisme, comburant d’origine immémoriale.

« — Signe cultivé dans le sens —
Vouée à être ce qu’elle (possession rituelle de la chose) doit être
Une représentation toujours indéfinie
Une étincelle d’∞ ! »

Horizons intérieurs, VIII, p. 34

Flaveurs en faveur, ferveur sensuelle rythmée par des accès de fièvre nietzschéenne – donc dionysiaque. Le panthéisme revient souvent habiter les poèmes et se mêle à des accents lyriques/extatiques qui m’ont rappelé aussi ceux d’Armand Robin – un autre costarmoricain –, mais avant il y a cet extrait, avec ses deux jolis vers alexandrins du diable et de Diane, qui encadrent art poétique et geste amoureuse :

« […] Il faut craindre le mycélium de la métaphore
Quand il s’immisce dans les fibres de l’imaginaire
Et contamine le texte de sa grasse poétique
Vers lents et hiatus désintégrés
Enjambements audacieux
Ellipses écartèlements
Quel coït continu dans le brûlis des strophes !
La cyprine sémantique titille le nez du diable
Le poète est troublé par les hanches de Diane
Le pied est délivré de son piège dentu
Et peut danser la volte du gai savoir »…

Horizons intérieurs, XII, p. 43

Et voilà le mode de transport robinien dont je parlais, par la voie d’un poète dont les facultés d’assimilation des langues étrangères, quasi médiumniques, les lui rendaient mystérieusement familières :

« […] Nous attendons de belles extases du futur
Le plus abyssal
ô carcasse rudimentaire !
La lune est ta mère
Le soleil ton roi
Ton sang est l’eau des terres
Et l’œil posé
Sur toi
Comme un oiseau de lumière ! »

Horizons intérieurs, XIV, p. 46-47

Jean-Jacques Brouard use d’un lexique prolifique, mais surtout organique, sensuel, qui circonscrit un territoire enchanteur autant que sauvage, aussi âpre que voluptueux, à mi-chemin du rêve et du réel : Brocéliande et la Matière de Bretagne, humains se confondant avec la nature et nature métamorphique générant des êtres hybrides, « femmes végétales », « sève d’Eros », « houppiers d’or », « layons d’azur », les vieux arbres qui pleurent et Merlin qui rit… Sur son cheval hennissant.

Plus loin, il est écrit que l’« excès d’images nourrit les fantasmes ». J’ai tendance à penser l’inverse : le fantasme – celui qui nous importe se nourrit de notre propre imagination. Mais il s’agit plutôt ici, n’est-ce pas, des produits actuels de l’industrie du divertissement… et sa « masse de données », indigeste et narcotique. Et non du fantasme inviolable, isiaque, du sceau de l’énigme.

« Explosion de sèmes ! Éruption d’images ! »

De sèmes, certes, mais surtout de mèmes, dont on connaît aujourd’hui la portée virale, phénomène éclairant qui nous confirme la prédominance du visuel sur le textuel, lesquels n’évoluent plus vraiment en bonne intelligence.

Dans le poème XIX apparaît Brest en cité suspendue, entre ses nuages et ses ponts et l’écho de ses canonnades : ville-phare, de tous les départs.

Avec le poème qui suit nous ne serions pas loin d’une heroic-poetry, avec cette « blonde vestale » qui « exsude un suc bestial », ces sacrifices, supplices et séances d’égorgements rédempteurs !

Et dans le poème XXII, Jean-Jacques Brouard termine par une nécessaire mise au point, dans un tourbillon ou court-bouillon macrocosmique, où le maître de la docte ignorance se joint au chantre du gai savoir :

« Il y a le point
On ne voit pas de ligne
Le point règne en maître
Il n’y a que lui dans
L’espace qui lui-même
N’est qu’un point
Infini
Où des mains indéfinies
S’agitent sans cesse dans
Le tourbillon sans fin
De circonférence point
Rien d’autre à dire
Point »

Horizons intérieurs, XXII, p. 70

Dans le poème XXIII, une astérisque signale que le mot « fouailleur » ne figure pas dans les usuels… C’est vrai, mais on s’en moque : on peut être fou ailleurs ou fou à lier dans son propre foyer.

Dans la suite, discrètement, il y a l’ami Borgès qui dressent ses antennes :

«  […] J’épice le sirop des nuits avec des lexiques infinis
J’extrais la quintessence des livres de sable exhumés des déserts »…

Horizons intérieurs, XXIV, p. 74

Et plus loin, page suivante, c’est le Rimb’ qui pointe son nez :

« […] Que des musiciens échevelés joueront à l’aube du renouveau
Dans le plus pur dérèglement des sens »…

Horizons intérieurs, XXIV, p. 75

Désir d’errance et de délivrance vers « l’ailleurs intégral ».

La mélancolie affleure, à travers un « matin clair et silencieux qui berce la pensée », mais la vivacité tôt reprend, sur fond de musique mozartienne, où s’insinue – ce n’est pas si fréquent – une impeccable association rimée, invitation à la danse et à l’agape !

« […] La bière coule douce et ambrée
Une muse passe belle et cambrée »…

Horizons intérieurs, XXV, p. 77

Est-ce le rythme qui accélère ou nos horloges qui prennent du « retard dans le ballet cosmique » ? Dans ce moteur à deux temps, seul compte l’intervalle, l’entre-temps, qui fait dire à Jean-Jacques Brouard qu’il « fatigue plus vite que son double ». Très certainement, puisque ce double ne porte aucun squelette et ne sait même pas compter les ans !

« […] Je ne sais plus de quoi hier était forgé
Je m’enivre d’aujourd’hui
Et pour demain j’ai perdu la main
Des heures passent dans l’escarcelle du diable
L’écriture épuise et transfigure
Quelle malédiction ! »

Horizons intérieurs, XXV, p. 78

Enfin, pour clore ces « horizons intérieurs », rien de mieux qu’un poème cosmogonique, en quête d’un havre posthume ou pays-refuge prénatal :

« Il t’obsède le nombril mystérieux du monde
La jachère illimitée des trous noirs
Les champs de météorites et les talus sidérés »

Horizons intérieurs, XXVI, p. 80

Sidération partagée. Tandis qu’ici, on continue gaiement à se « détrouver », se « fendouiller » et « calancher » à qui mieux pire… Alors, mieux vaut esquisser un pas de côté, n’est-ce pas, à la manière d’Henri Michaux.

ALGARADES

D’emblée, nous sommes prévenus : le poète qu’on identifie sous le nom de Jean-Jacques Brouard est « d’un monde qui n’est pas celui-ci », d’ailleurs il est « d’ailleurs » ; cet ailleurs qui revient si souvent dans ce recueil nous ferait douter de sa substance corporelle, alors qu’à n’en pas douter, il y a bien des grondement et des soulèvements dans cette voix, et des scènes charnelles ! Des prises de gueules, il y en a dans la partie ! Pour soi, son double et autrui, comment apparier l’élévation spirituelle et la complétude sensorielle ?

« La main crispée sur la crosse du stylo à plume de phénix
Le poète scande
Le sexe ornement dressé bien droit au milieu du front
Le poète jouit
Du verbe final »

Algarades, II, p. 87

À défaut d’infinitude, le poète fonde son entreprise de perpétuel recommencement et reviviscence, sachant qu’il « jouit du verbe final ».

« […] Longtemps il a fallu perdre du temps à faire autre chose qu’à chercher le                                                                            [ Graal
La chasse aux vérités relatives, la traque des pensées folles et le cumul des                                                                                              [ savoirs
Pour découvrir enfin ce qu’est la volupté pure
La fusion du corps et de l’esprit
Le talisman de l’extase ! »

Algarades, III, p. 88

« Le talisman de l’extase » ! Jouisseur en diable, ce J.-J. Brouard ! La poésie se fait ici quasi-prosodie, adopte un ton prophétique, toujours en quête d’un ailleurs, suscitant un mouvement qui serait à la fois bond en avant et salto arrière, clameurs ancestrales ricochant sur les ondes de la postmodernité…

« […] Pour le potlacht des noirs desseins
Et le feu du Grand Néant. »

Algarades, IV, p. 91

On y va, on y vient… à l’ultime Festival Son & Lumière de l’Irradiation planétaire ?

L’Algarade V déroule un vocabulaire qui est un condensé de sensualité épicée : « île de tous les rêves », « les sens à vif », « dû de volupté », « éclairs d’amour unique », jouissance encore et tourbillon, ivresse et liesse, extase et vision inouïe… Un vrai vortex dans le cortex !

La verte Irlande baigne l’Algarade VI, avec sa bière noire comme l’encre, ses « îles flottantes » et « nœuds d’eaux » et ses paysages familiers du monde celte :

« L’Irlande du triple sexe lové dans la glèbe
Démiurge bicéphale dressé sur un pic
Au milieu de l’onde harassée »…

Algarades, VI, p. 94

Algarade (proche de « à la garde »), rappelons-le, provient de l’arabe al-ghâra, défini comme une brusque attaque, mais à qui s’en prendre, à quel monstre assoiffé de sang ? Non, Jean-Jacques, pour ma part je ne tiendrai jamais ma « plume comme une épée », ne me sentant nullement l’âme d’un guerrier et moins encore d’un archange terrassant le dragon. Il y a d’autres façons d’enfourcher « le tigre de la liberté« , de sonder la matière noire ou d’explorer, au risque de se perdre, l’autre côté… Et il y a aussi ce « bel oiseau de pensées », oiseau de feu qui prend son envol depuis la plus haute tour du « grand château des cartes »… Suivons-le !

Rémy Leboissetier

A retrouver dans la rubrique « Articles ».

Voir aussi dans la même rubrique la préface du recueil « Horizons intérieurs » par Miguel Ángel Real

Vous pouvez retrouver l’annonce de la publication du recueil dans une publication du 19 mars 2023