Arnaud Rivière Kéraval & Jean-Jacques Brouard – Voyage – (Écriture Duelle Alternée)

Jean-Jacques Brouard & Arnaud Rivière Kéraval

 

   Dans la chambre, l’ombre a des mains. Elles caressent l’esprit. Il s’assit, pensif. L’esprit, vide, et pourtant… ce sursaut. Le murmure inaudible du plus lointain, l’appel imperceptible du là-bas, l’écho des horizons avides, les bribes de parlerie de l’au-delà des autres. Il y a ce sac de vie avec l’eau, le pain, la couverture en laine, la lumière, le livre, le carnet, le stylo et la pierre palpitante. Et le sac le tient vif, veut le tirer dehors. Il résiste, pensant à la maison, à la famille, aux assis depuis toujours. Mais l’appel est fort. L’ailleurs le taraude. Il prend la décision, le sac et la route. Le soleil, au fond, râpe les cimes enneigées… 

   L’attache des grands jours n’auront pas altéré sa détermination. Mais une chose s’impose comme un écrin d’ossature : il faut partir dans la nuit. Se rendre invisible à tout prix, afin que personne ne puisse le retenir. Quand les rayons du soleil darderont la plaine vertigineuse, il sera déjà loin. Irrattrapable. Et c’est ce qu’il fait, dans la force de l’épure, revêtant sa cape théâtrale un peu ridicule mais il s’en moque. À lui l’inconnu des virages. S’oubliant dans leurs petites lueurs, les maisons à son passage s’estompent. Les chiens ont beau aboyé sur le chemin du pérégrin, il allonge le pas nonchalant, s’amusant à jouer le rôle du fugitif alors que c’est la soif de l’inattendu qui le stimule. Il marche seulement depuis quelques heures et la langue a déjà changé. Une langue aux sonorités clandestines qui conforte son départ, une langue aux yeux muets lui dévoilant qu’il est dans la bonne direction.

Les pas ne se mesurent pas, ne se comptent pas… Ils se vivent… Alors, il va, il va, va sans s’en aller, mais cela va bien, dans le bon sens de l’au-de-ci-delà… Dans le sens qui se donne à voir et à sentir. Il va…bien… Les montagnes se courbent, les plaines se gondolent, les déserts se dépeuplent, les horizons de gorgent d’outrepart… C’est la fête mythique des pays perdus et retrouvés… Il voyage comme il faut et cependant se perd dans les forêts étranges… où rien ne lui est étranger : la mousse est une douce litière, l’humus réveille le parfum ancestral, l’écorce des arbres dévoile des civilisations entières, le langage de la faune se délie. Il sait qu’à son retour, il sera riche tel un orpailleur de la connaissance mais pour l’heure, il se consacre à la découverte de ce nouveau royaume dont les élus sont les éléments. Alors souvent il s’assoit au bord d’une falaise ou d’un ruisseau et de son stylo arpentant le carnet de voyage, il en sort un poème, un schéma, un croquis. De la goutte tombant du faîte jusqu’aux colloïdes de la terre, tout est sens. Il apprend à lire dans les grains de sable poussés par le vent.

  Il y a une terre qui palpite sous les sandales sacrées. Et le bâton ancestral vibre dans la paume du passant. Il faut qu’il aille plus avant, là-haut, vers les volutes éphémères, vers l’astre. Le pied s’imprègne d’humus et crée un monde de senteurs nouvelles. L’œil s’enflamme d’un mot jailli d’un gosier inconnu et les champs déployés se peuplent d’ombres vivaces. L’ondulation des murailles sous la lymphe ardente qui ruisselle du cosmos convoque les peuples du mythe. Harpes végétales incrustées dans la pierre des tombeaux, spectres des temps futurs aperçus dans les villes,  mots soufflés des grands gouffres qui claquent dans la nuit ! Dans les vagues du port frétillent les mains amies. Et les flots de pensée charrient les méduses poétiques. Les muses de la mer nagent dans les vallées et le voyageur nu écrit sur les sommets. Et la forêt des algues enluminent son chant. Il emplit les vertiges de désirs indomptés, les temples de l’audace, il en fait ses alliés. Mais à chaque fois ses compagnons de fortune laissent partir le nomade, il suit coûte que coûte la piste de la prescience, il vit le défilé des astres sans la coupole des remontrances et de l’attachement. Peut-être arpente-t-il son ultime voyage, peut-être le périple le délivrera du retour ; alors lui vient l’envie d’abandonner les souvenirs, de les disséminer dans les enclaves du hasard, de les offrir aux mendiants de la vérité. Elle lui importe peu maintenant, le récit n’est plus de son ressort, le monde incarnera le voltigeur comme il s’imprègnera de sa multiplicité.

 Il devient le voyage : de son corps stylographe, coule l’encre rouge de son sang pour inscrire, sur le parchemin de la terre et le washi des encontrés, le récit vivant du périple. Dans le grand tourbillon du monde, la graphie du voyage est une danse sismographique au rythme de la volonté, du désir et du hasard. Et, pour ne pas s’assécher, le vagabond doit souvent s’abreuver en aspirant l’eau des fleuves et les larmes des sédentaires, larmes de joie ou larmes de peine. Il boit souvent leurs paroles qu’il capture en plein vol et qu’il pose sur la ligne du chemin au fil de ses plumes… Mais, face à la splendeur nacrée de l’aube et aux braises inouïes du crépuscule, comment faire signe ?

Entre ces deux fragments d’éternité, la vie ne manque pas de le poursuivre, elle déroule ses opulences sous ses yeux, la respiration se forge un destin, une épopée à chaque mesure. Aucune quête castratrice ne l’enfreint, c’est l’instant qui prévaut, le souffle de l’orage comme l’éruption d’un ruisseau, le verbe s’empare de tout, tout un univers se couche sur le papier et le calligraphe vole aux caractères l’impact de leurs forces célestes, à l’orée d’un nouveau départ. Car c’est toujours là que l’on retrouve le poète, bâton de pèlerin et plume dans la même main. Et de son œil affamé de sens, il cherche dans les volutes, spirales et torsades du ciel le fil narratif de la saga. Mais c’est dans les signes occultes du paysage, les runes des visages et les idéogrammes de la fourrure des bêtes qu’il s’imprègne des eaux du fleuve souterrain et trouve la clé du temps de vivre, toute crépitante d’étincelles de sève et de sang. Il lève sa plume nomade et son chant est une ode à la Terre.

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