Introduction et traduction par Miguel Ángel Real
Ahora que es tarde (Editions La Garúa, 2020) présente une anthologie de l’oeuvre poétique de José Luis Morante (1956), écrivain et critique espagnol dont les vers aident à construire une réflexion sereine et en même temps aigüe sur les faux-semblants de notre société. En effet, l’homogénéité des compositions extraites des neuf livres présents dans cet ouvrage reste au service d’une méditation profonde sur le sens de l’existence :
chaque jour, je tente sans relâche
la geste quotidienne d’éloigner
la fatigue des journées ordinaires.
Contre une réalité absurde, Morante dresse le sens de l’écriture comme un rempart, mais tout en reconnaissant régulièrement la fragilité du poème. En fuyant à tout moment l’anecdote, l’auteur cherche à situer l’être humain dans une temporalité fuyante et revendique le présent comme le lieu où l’on apparente les pas et les racines. Les rapports avec l’autre -l’amitié vraie, l’amour essentiel sont aussi des outils indispensables pour façonner notre avenir et faire face aux péripéties de la vie, où l’absurde guette
Nous prolongeons un voyage circulaire,
des pèlerinages qui ne finissent jamais.
Le voyage, justement, occupe une place importante dans la poésie de José Luis Morante, comme l’indique Antonio Jiménez Millán dans la préface du livre. Thème récurrent, source de création et de rêve (à moins que ce ne soit le rêve qui permet le voyage), ces itinéraires servent à franchir les intimes balises d’un moi contradictoire / qui n’a ni passé ni avenir. Le voyage est également une plate-forme pour mieux observer la réalité, mais sans l’embellir inutilement, comme l’on constate dans les poèmes qui font partie du livre « Largo recorrido ».
Humble, modeste dans sa soif d’apprendre (Ma vie est une rue ouverte, toujours en travaux), le poète se cache parfois et joue à devenir un autre (voir plus bas la traduction du poème Heterónomos) pour adopter un point de vue souvent ironique et perçant, tout en gardant en permanence une grande élégance dans son discours. Toutefois, l’auteur ne se vante jamais de créer ce « je » caché sous un masque, et se sent même coupable de sa propre dichotomie qui l’empêche de profiter pleinement de l’existence (voir le poème Resaca), qui n’a de sens que si elle est vécue dans
l’authenticité et l’exigence de devenir meilleur.
En tant qu’excellent aphoriste, José Luis Morante sait porter un regard pertinent sur la réalité, qu’il affronte parfois avec malice mais toujours avec une très grande humanité. L’humour, aussi présent, reste toujours au service de la parole (voir Funcionario poeta.) : le poète nous offre son regard
curieux pour partager ainsi avec nous les multiples nuances de ce qui nous entoure, dégageant par la même occasion le sens poétique des choses. Par ailleurs, la structure de ses compositions révèle un grand savoir-faire : la progression de l’idée poétique débouche souvent sur une conclusion ronde et pertinente, pour que le poème forme à chaque fois un tout cohérent.
Il s’agit d’une poésie que l’on « entend », comme prononcée par un acteur à la diction soignée. La fréquente utilisation d’hendécasyllabes, propre à la plus grande tradition de la poésie classique espagnole, rend la lecture musicale et sereine, en total accord avec le message transmis et sans
superficialité aucune.
Ahora que es tarde est une compilation de trente ans de travail qui résume la pensée de José Luis Morante et réaffirme, en somme, la passion de vivre d’un auteur essentiel dans la littérature espagnole contemporaine, dont la devise pourrait être celle-ci :
Je marche à tâtons.
Je sais que je suis tant que je cherche.
***
HETERÓNOMOS
Dentro de mí conviven, abocados
a una inmensa rutina sedentaria,
el yo que pienso y otro, el que parezco.
Un pacto, que firmaran con los ojos,
les conmina
a respirarse en cierta tolerancia,
y ambos han sido absueltos
de mencionar, siquiera,
cuál fue la última causa
que les diera la vida.
Cada uno tiene ya su enclave exacto:
el yo que pienso
habita, día y noche,
la intimidad de estas cuatro paredes.
Es semejante a un niño que olvidara crecer,
y por lo mismo
nada en el mar de una sabia ignorancia.
(“Acaso sea el invierno…
es razón suficiente para explicar el cosmos “)
Y balbucea. Ríe.
Se pierde en los espejos. Gesticula.
Colecciona recuerdos como si fueran conchas
que ha enterrado el olvido.
A veces llora y viste el jersey gris
de la melancolía;
entonces toma un folio,
donde inicia el galope un sentimiento
y se hace reo de pertinaz tristeza,
hasta que traspapela la mirada
y descubre, cansado,
que afuera cae la lluvia
y mojan su perfil
unas livianas gotas de mi nube.
El que parezco
está en la calle de continuo.
Todos le conocéis
pues con todos comparte ese pan y esta sal
que, bajo el brazo, trae la vida;
las cotidianas dosis
de angustia existencial, trabajo y ruido.
Con él tropiezo,
una tarde cualquiera,
al doblar una esquina,
y tras justificarme torpemente
(“hallé la puerta abierta
y me aburría…”)
me despido gozoso y luego marcho
-el paso lento, sepultadas las manos
en los amplios bolsillos del vaqueroa
ver, sin más, el mundo por mis ojos.
HÉTÉRONOMES
En moi cohabitent, voués
à une immense routine sédentaire,
le moi qui pense et l’autre, mon apparence.
Un pacte, qu’ils avaient signé des yeux,
les oblige
à se respirer l’un l’autre dans une certaine tolérance,
et tous les deux ont été exemptés
ne serait-ce que de mentionner
quelle fut la dernière cause
que leur a donnée la vie.
Chacun a déjà son enclave exacte :
le moi qui pense
habite, jour et nuit,
l’intimité de ces quatre murs.
Il ressemble à un enfant qui aurait oublié de grandir,
et pour cette raison
il nage dans la mer d’une sage ignorance.
(« C’est peut-être l’hiver…
c’est une raison suffisante pour expliquer le cosmos »)
Et il balbutie. Il rit.
Il se perd dans les miroirs. Il gesticule.
Il collectionne les souvenirs comme si c’étaient des coquillages
que l’oubli a enterrés.
Parfois il pleure et il porte le pull gris
de la mélancolie ;
il prend alors une feuille
oú un sentiment commence son galop
et il devient prisonnier d’une tristesse tenace,
jusqu’à ce que son regard se perde
et qu’il découvre, fatigué,
que dehors la pluie tombe
et que son profil est mouillé
par des gouttes légères de mon nuage.
Mon apparence
est sans cesse dans la rue.
Vous la connaissez tous
car elle partage avec vous tous ce pain et ce sel
que la vie apporte sous le bras ;
les doses quotidiennes
d’angoisse existentielle, de travail et de bruit.
Je trébuche avec elle
un après-midi quelconque,
au coin d’une rue,
et après m’être justifié, maladroit,
(« j’ai trouvé la porte ouverte
et je m’ennuyais… »)
j’en prends congé, joyeux, et je pars ensuite
-la démarche lente, les mains ensevelies
dans les larges poches de mon jean-
voir, tout simplement, le monde avec mes yeux.
***
6 DE ENERO
Algo me dice que en los gestos de un niño,
poniendo entre las sombras sus zapatos
y unos vasos de agua
para apagar la sed de esperados viajeros
está toda mi vida.
Han pasado los años
y no sé de renuncias ni de claudicaciones:
jamás me fue posible vivir en otra casa
que no fuera tu sueño.
6 JANVIER
Quelque chose me dit que dans les gestes d’un enfant
qui dans l’ombre met ses souliers
et un verre d’eau
pour étancher la soif des voyageurs attendus
se trouve toute ma vie.
Les années sont passées
et je ne sais ni renoncer ni céder :
jamais je ne pus vivre dans une autre maison
que celle de ton rêve.
**
CIUDAD PRIVADA
Una vez más regreso a la ciudad de siempre,
descifro con premura
un largo itinerario de recuerdos,
mientras sube, con ardor renovado,
la hiedra de otros días
desde un lejano sueño hasta la boca.
Pero nada es igual, aunque contemple ileso
el dócil deterioro,
antiguos edificios maquillados de tiempo.
No logro adivinar qué signos, qué paredes,
ocultan las hogueras del pasado.
No hay rastros inmutables, no hay indicios
de una felicidad remota en la memoria.
Cuánta mano vacía, cuánta ausencia;
quedaría conforme siquiera vislumbrando
una imprevista huella, algún reflejo.
Se reiteran mis pasos por calles desoladas,
la soledad se enquista,
suena el reloj de un campanario;
aburrido neón de pupila naranja
vierte sobre mi busca un guiño cómplice,
una difusa luz precede al día.
La llegada del alba desvanece
una ciudad cuyo enclave es olvido.
VILLE PRIVÉE
Une fois de plus je retourne à la ville de toujours,
je m’empresse de déchiffrer
un long itinéraire de souvenirs,
pendant que le lierre d’autrefois
monte, avec une ardeur renouvelée,
depuis un lointain rêve jusqu’à ma bouche.
Mais rien n’est pareil, même si je contemple, indemne,
la détérioration docile,
les anciens bâtiments maquillés par le temps.
Je ne parviens pas à deviner quels signes, quels murs
cachent les feux du passé.
Il n’y a pas de traces immuables, pas d’indices
d’un bonheur lointain dans la mémoire.
Que de mains vides, que d’absences :
je me contenterais ne serait-ce que d’apercevoir
une empreinte imprévue, un quelconque reflet.
Mes pas se réaffirment dans les rues désolées,
la solitude se paralyse,
l’horloge d’un clocher résonne ;
un néon ennuyeux à la pupille orange
verse sur ma quête un clin d’œil complice,
une lumière diffuse précède le jour.
L’arrivée de l’aube éteint
une ville dont l’enclave est l’oubli.
**
FUNCIONARIO POETA
Nadie sabe lo de su doble vida,
ni el mismo Superman, con quien comparte
en salidas de urgencia
sintomas de un catarro, el relente nocturno
y atrevidos escorzos de mujeres soñando.
Ningún salario habrá que gratifique,
languideciendo el mes, tanto desvelo
por meter en cintura una sinécdoque,
domar un adjetivo,
subrayar el acento de una esdrújula.
Resignado al filo amenazante de un reloj,
acero de oficina, de ocho en punto,
él se siente elegido, predispuesto
al martirio feliz de otro poema.
FONCTIONNAIRE POÈTE
Personne ne connaît sa double vie,
même pas Superman, avec qui il partage
lors des interventions urgentes
les symptômes d’un rhume, la fraîcheur nocturne
et les perspectives osées de femmes qui rêvent.
Il n’y aura aucun salaire pour gratifier,
lors d’un mois languissant, tant de dévouement
pour serrer la vis à une synecdoque,
dompter un adjectif,
souligner l’accent d’un mot proparoxyton.
Résigné sous la menace tranchante d’une horloge,
-acier de bureau-, à huit heures pile,
il se sent l’élu, prédisposé
au martyre heureux d’un autre poème.
**
ARTE DE LA PRUDENCIA
Es difícil tenerte cada día
y emerger impasible de tu abrazo.
Disimular —espía a plena luz—
bajo un lenguaje neutro que equilibre
el timbre afable y la media distancia.
Es difícil mirarte sin zozobra,
corroborar que estás, en un descuido,
con la clínica asepsia del experto
que rutinario tasa una pintura.
Es difícil sellar tantas esperas,
ocultar que nos unen pasadizos.
Es difícil mentir; que todos crean
que somos peregrinos de ocasión
a los que insoslayables circunstancias
pusieron frente a frente en un destello:
un encuentro venal y rezagado
que no tiene otro sino que perderse
en el rail del viento y la ceniza.
ART DE LA PRUDENCE
Il est difficile de t’avoir chaque jour
et d’émerger impassible de ton étreinte.
Ne rien laisser paraître -espion en plein jour-
sous un langage neutre qui équilibre
le timbre affable et la moyenne distance.
Il est difficile de te regarder sans sombrer,
de corroborer ta présence, sans le vouloir,
à travers l’asepsie clinique de l’expert
qui -routinier- évalue une peinture.
Il est difficile de sceller tant d’attentes,
de cacher que des passerelles nous relient.
Il est difficile de mentir ; de faire croire à tous
que nous sommes des pèlerins d’occasion
que des circonstances inéluctables
ont mis face à face dans un éclair :
une rencontre vénale et tardive
qui n’a d’autre avenir que de se perdre
sur le rail du vent et de la cendre.
**
RESACA
(Fonollosa*, en la mesilla de noche)
Soy un tedio vulgar lleno de libros.
Petrifico mis horas
entre conspiraciones de salón.
Me gusta escuchar jazz
por el temblor desnudo
que sostiene su música.
Tengo un amigo o dos;
qué multitud formamos
si compartimos juntos
algún desdén festivo y amarillo.
Adquirí la costumbre
de prodigar latidos
como si repartiera recompensas.
En otra vida amé
y un leve roce
me trastocaba la fisiología.
Aparento deseos
cuajados de grandiosa intensidad.
Son raros los difuntos que acreditan
tanta fulguración y lozanía.
Soy un muerto ejemplar:
no merece la pena suicidarse.
(*José María Fonollosa, poète espagnol, 1922-1991)
GUEULE DE BOIS
(Fonollosa, sur ma table de nuit)
Je suis un vulgaire ennui rempli de livres.
Je pétrifie mes heures
entre des conspirations de salon.
J’aime écouter du jazz
à cause du tremblement nu
que sa musique fait vivre.
J’ai un ami, ou deux;
quelle foule on forme
si on partage ensemble
un quelconque dédain festif et jaune.
J’ai pris l’habitude
de répandre des battements
comme si j’octroyais des récompense
Dans une autre vie j’ai aimé
et un léger contact
perturbait ma physiologie.
Je prétends avoir des désirs
remplis d’une intensité grandiose.
Les défunts qui présentent une telle
fulgurance, une telle fraîcheur, sont rares.
Je suis un mort exemplaire :
cela ne vaut pas la peine de se suicider.
**
ALCANTARILLAS
Hábitat de la noche.
El rojo escalofrío
de una rata furtiva
distancia mi linterna.
Cerca, suena un goteo
con trasiego de sístole.
La percusión empoza
el manchón aterido de los muros.
Aquí yace dormida la belleza;
su destello cansado dictamina
que ningún cielo existe.
En el hedor, la náusea;
continuas advertencias
de mi desasosiego.
Pero nada socava
el afán de seguir.
Camino a tientas.
Sé que soy mientras busco.
ÉGOÛTS
Habitat de la nuit.
Le rouge frisson
d’un rat furtif
échappe à ma lampe.
À côté, des gouttes résonnent
dans un remue-ménage de systole.
La percussion forme un puits
avec la tache transie des murs.
Ci-gît, endormie, la beauté ;
son éclat fatigué décrète
qu’aucun ciel n’existe.
Dans la puanteur, la nausée ;
des avertissements continus
de mon désarroi.
Mais rien ne sape
l’ambition de poursuivre.
Je marche à tâtons.
Je sais que je suis tant que je cherche.
**
JOSÉ LUIS MORANTE
(El Bohodón, Ávila, 1956). Il a publié les recueils « Rotonda con estatuas », « Enemigo leal », »Población activa », « Causas y efectos », « Largo recorrido », « La noche en blanco » et « Ninguna parte ». On peut trouver une large sélection de ses poèmes dans les anthologies « Mapa de ruta », « Pulsaciones » et « Ahora que es tarde ». En 2019, il publie chez Polibea un live d’haïkus: « A punto de ver ». Parmi ses livres en prose on peut citer « Protagonistas y secundarios », « Palabras adentro », le journal « Reencuentros » et les livres d’aphorismes « Mejores días » et « Motivos personales ». Fin 2015, il publie un cahier de micro-récits : « Cuentos Diminutos ». En 2016 il présente son ouvrage »Re-generación », (Ed. Valparaíso), dans lequel il présente une vaste sélection de jeunes poètes espagnols. En 2018 il prépare l’édition « Aforismos e ideas líricas » de Juan Ramón Jiménez pour les éditions La Isla de Siltolá. Il a édité de nombreuses éditions critiques d’auteurs comme Luis Felipe Comendador, Herme G. Donis, Joan Margarit, Luis García Montero, Eloy Sánchez Rosillo et Karmelo C. Iribarren. Il travaille comme critique littéraire dans différentes publications.