Jean-Jacques Brouard – « Horizons intérieurs »

Ce recueil de Jean-Jacques Brouard vient de paraître aux éditions Sémaphore. Miguel Ángel Real en a écrit la préface, dont vous trouverez ci-dessous un extrait…

   « Horizons intérieurs », suivi de « Algarades », est un périple qui se vit comme un voyage initiatique entre un univers personnel et une envie permanente de visions lointaines. Si Jean-Jacques Brouard se définit d’emblée comme un indigène d’un pays intérieur, c’est pour nous conduire vers un monde où la poésie est partage et trouvailles, source et destination, rêverie et labyrinthe de réalité. C’est souvent la nuit que l’auteur entend les voix qui le conduisent vers la création de rêves éveillés, dont la charpente est composée de mythes. A partir d’une érudition qui se veut généreuse, les vers s’affirment donc comme une quête de l’origine et comme la traversée d’un monde où mes pensées libres déferlent sur les plages pour revendiquer une curiosité vitale et critiquer sans relâche la banalité d’une société où la morale des petits hommes est l’ennemie de la pensée.  La poésie doit être exigence : Écrire n’est pas un jeu / On y risque son être / Il faut tenir sa plume comme une épée. Les mots sont une garantie pour éviter les engrenages noirs qui dans la grande nuit du monde essayent de nous attirer vers un endormissement fatal. Les poèmes de ce recueil sont  imbibés d’une magie qui se nourrit d’éléments naturels.
Miguel Ángel Real

Voici cinq poèmes tirés de cet ouvrage…

XXIV

Exubérance des tendances courbes
Luxuriance des volutes vertes
Impuissance de l’individu
Doucement asphyxié sans qu’il s’en aperçoive
Des épines dans le pied
Des aiguillons dans le bras
Des rayons dans l’œil
Des coups de vent dans le nez
Un tsunami dans le cul
Autant d’attaques lentes mais fatales
L’intrus bavard se croit invité sur la terre
Il va partout
Il méprise les bêtes
Il essaie de survivre
En lisant, en écrivant, en produisant
Les araignées ne le dérangent guère
Les métaux non plus
Les géants encore moins
Les éléphants, il les tue
Il dévore tout ce qu’il touche

Ȏ Terre, ma mère, je félibre à ton sein
Si l’eau du déluge pouvait laver le sang
Des aiguilles de plastique blanc, des échardes d’acier noir !
Si le feu pouvait manger les cités de l’homme-termite !
J’attends, j’attends, et pendant ce temps
J’épice le sirop des nuits avec des lexiques infinis
J’extrais la quintessence des livres de sable exhumés des déserts
Entre les pages, les dunes déferlent sur les chevaliers de la luxure
Rétif à l’extase je préfère la sévérité des pensées pures
Je lance des bûches qui sautent dans le feu des astres
Et les homoncules plaqués or fondent dans les braises du volcan

Les cavales du désir surgissent des forêts sous-marines
J’apprends comment me vider le cerveau à coups de musiques inouïes
Que des musiciens échevelés joueront à l’aube du renouveau
Dans le plus pur dérèglement de tous les sens

Dans les illuminations de ma conscience les images éclatent et crépitent
Le nautonier solitaire glisse sur les sables du rêve où monte l’eau de l’esprit
Il aiguise son poignard à la pierre des confins du songe
Pour graver ses glyphes sur la peau des granits
Nous sommes dans la nef des poètes portée par le vent du Graal
En partance pour l’ailleurs intégral
Nous aimons des femmes difformes mais intelligentes
Leur charme retombe dans nos textes
En pluie de métaphores incandescentes qui prennent forme
Enflamment les halliers fertiles de notre Éros
Fécondent le vortex de Dionysos

L’empire des songes s’étend maintenant à l’humanité tout entière
Et quand la porte des paupières se refermera enfin dans le silence des ombres
Nos corps évanescents plongeront dans l’eau visqueuse d’un fleuve sans fond
Et bien plus tard nous prendrons place autour d’une pierre
Plate et ronde au fond des océans infinis
Pour enfin dire, dire enfin, ô Terre-Mère,
La beauté des mers et l’éternité des forêts

 

VIII

Qui dira l’arcane ?
Qui saura chanter la volupté de l’écriture ?
Ascèse au sommet de la montagne
Devant le soleil qui se lève
Sous la foudre qui s’abat
Dans le vent des ténèbres
Ou bien tout le contraire
Extase orgiaque sur les eaux du temps
Tenir enfin la clé du monde inversé
Révélation des mythes souterrains
Privilège inaccessible aux profanes
À jamais frappés
De cécité
De surdité
De nullité
Ȏ l’inimaginable puissance du glyphe !
Possession rituelle de la chose
Fixée à jamais dans le livre inachevé
Inscrite désormais dans l’abstraction
– Signe cultivé dans le sens –
Vouée à être ce qu’elle doit être
Une représentation toujours indéfinie
Une étincelle d’∞ !

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Immensité verte
Éminemment offerte
au fil du poil de l’eau
Jetée dans les travées, les halliers, les failles et le passé en transe
Que l’eau soit bue ou rejetée par les oiseaux qui dansent
Phénix qui émergent des asiles de la canopée
Les méandres, les remous ou les tourbillons donnés en pâture aux
[peintres de l’avenir
Toute une faune mise à disposition sur le cil d’un œil luisant sur le fil du
[sabre de la lune
Scène d’un catalogue noir
Vision noircie au fusain
Et les traînées du ciel comme des coulures sensuelles
De suie rouge sur la soie blanche de nos espoirs défunts
Ceci d’abord constitue la purge cérébrale d’un poète gauche
L’homme assis dans son cube sans mobilier ni miroir
Le cerveau relié aux bruits de l’univers, aux chants du système, aux
[plaintes des torturées
La main liée au fer du pilier par une chaîne de sens maudit
Se sentant libre comme un astéroïde abstrait
Lancé dans la course du néant pour donner un sens à la poussière
[originelle
Nous saurons alors pourquoi nous pensons croire au crapahut des
[anges
En proie à la plus intense des voluptés
Présence au monde
Ni dieu ni fin des choses
Éternité ô sexe intangible
Éternel sujet des ébats dans les boudoirs concaves
Objet des débats dans les alcôves du pouvoir
Les rideaux cramoisis de nos désirs immondes
Noires panthères déchirant les ventres des innocents
Vierges cousues de fil d’araignée
Griffe du créateur
Pour laisser-passer vers l’absolu
Elles s’offrent à l’œil turgescent du dieu invisible
Qui daignent alors les visiter
Peu importe l’avant
Peu importe l’après
C’est le pendant qui importe
La trace est longtemps visible de son passage
La visitation rend lumineuse la naissance du mythe
Dans les parages de l’acte
On entend les chouettes de l’au-delà et le milan du dessous
Et l’autan de tous les fleuves
Au-dessus de l’ancestral jardin
Où loin des fontaines
Le jaguar fait son cri de mort
Évasion des proies virtuelles
Dans les non-bois
Le style bave son encre
De nuit sur le désastre du pinceau noir
Une cascade de temps mort noie l’homme nu
L’expatrié qui rêve d’un sommeil indolore
Qui se pense ailleurs pour toujours
Et voue aux lèvres de la grande inconnue
Une perpétuelle vénération

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XIV

Libérez-moi des vieux démons du passé
Des griffes de plomb tendues entre les toiles
Des mâchoires de serpent
Béantes sous les voûtes
Les fantômes de mon origine
Sont jetés sur l’échine de la bête
Qui me porte
Nous ne sommes que des enveloppes molles
Tissées d’apparences et d’illusions
Pour voir le reflet de notre être profond
La mer n’est qu’un miroir insuffisant
Nous attendons de belles extases du futur
Le plus abyssal
Ȏ carcasse rudimentaire !
La lune est ta mère
Le soleil ton roi
Ton sang est l’eau des terres…
Et l’œil posé
Sur toi
Comme un oiseau de lumière !

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VII

Port englué dans les cordes du nuage
Cœur lié dans le cordial partage
Le silence est de plomb
Mais les plumes des oiseaux
Pèsent moins lourd que les mots
Navires d’acier peint au pistolet mitrailleur
Ravageurs des mers
Hérissés de barbes et de fers
Les méandres du port nouent leurs cordages
Autour des vieux nuages de fiente
Les petites maisons flottent
Sur la liqueur noire de l’orage
L’air est d’un calme plat
L’eau reste là où la met la marée
Et aussi la flotte amarrée
Les quais sont tout déserts
Où sont les navires impavides ?
C’est dans les rues inondées qu’est le vide
Le cœur se ressent de l’âge mûr
L’esprit est sur le rivage
À siroter la mer de lumière
Que glisse la plume sur l’espace
Qu’épargne le cri des albatros
Le suspens du soir revenu
Rien ne paraît devoir advenir
L’instant à venir règne impérial
Le futur ne semble plus fatal
Verlaine aime Tristan
Poète tentaculaire qui étouffe l’amour
Dans le vase des étreintes liquides
Blabla des passants
Néant des passages
Le port encodé échappe au dire
Rien ne peut contredire
La mythique rengaine
Que chante pour toi la sirène lointaine ?

Jean-Jacques Brouard, Horizons intérieurs, éditions Sémaphore, 2023 – 12 €

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