Jean-Jacques Brouard – Dans les hauts de l’île (récit)

Dans les hauts de l’île

Il avait revu en rêve ce rivage poudreux d’écume et de lumière de sa jeunesse. La mer y battait son plein à coups de houle rauque et de vent fou. Sur les falaises grumeleuses d’humus, coiffées de fougères noires et d’ajoncs constellés d’étoiles, frémissaient dans le souffle du grand large les grands pins efflanqués. Sur les crêtes de l’intérieur, parallèles à la côte, les châteaux s’élevaient au-dessus des grands bosquets de sapins touffus émergeant d’une mer de brume rosâtre qui coulait des sommets comme la liqueur de l’aube.

Un matin, il avait quitté l’atmosphère saumâtre de la côte méridionale et l’air vivifiant de la petite cordillère littorale pour aller rendre visite à des amis retirés dans la haute montagne du centre de l’île. Ils habitaient une vieille bâtisse à la sortie d’un hameau désert accroché au flanc d’un massif de granit vert surplombant un petit lac aux eaux sombres et profondes dont les pics étaient couverts de neige bleue. Dans cette contrée sauvage entièrement soumise aux caprices des cimes, le vent pourtant était encore chargé d’effluves de sel et d’iode en provenance des grands océans. Parfois même une volée de mouettes s’abattait sur les pâturages après avoir déchiré le vaste silence du ciel de leurs piailleries criardes.

On but de l’alcool de miel à l’abri du vieux mur ancestral de la fratrie où les urnes reposaient dans des niches, au bord du précipice. La saveur du breuvage était fraîche et brute ; son aspect laiteux semblait provenir de la base des nuages blanchâtres qui effleuraient les sommets les plus proches. Comme le veut la coutume, chacun cracha dans le vide après avoir fait l’éloge d’un des convives. L’âcre fumet d’un rôti de mouflard qui émanait des cuisines toutes proches venait caresser les papilles gustatives. Les quelques racines séchées de courteflume données à ronger à l’apéritif lui avaient donné faim. Le miellon poivré l’avait enivré : il commençait à voir des choses… C’était à cause de l’altitude aussi peut-être. Les propos des hôtes concernaient le sens de l’existence et le choix de l’isolement dans « les bois du haut » comme disait l’ancien du clan. Il se taisait, écoutant avec toute l’attention dont il était capable le dire des attablés.

Cependant, peu à peu la vallée d’en bas s’était couverte d’une sorte de nuée un peu grise. Au-dessus du massif, le ciel était devenu d’un noir de sépia conféré par une masse effrayante de grosses nébulosités arborescentes. L’air était immobile, un peu lourd, malgré le froid perçant. Soudain, un énorme craquement secoua tout le paysage : le feu du ciel venait de plonger dans le fond du lac. Ses eaux s’illuminèrent une fraction d’instant, puis le vent s’engouffra dans le défilé des Princesses et, en une minute, la bourrasque déferla dans la passe, dans la vallée, rabotant les pentes, fouettant les bois. On se hâta de rentrer dans la grande salle et l’aïeul referma la porte selon le rituel accoutumé afin d’écarter les génies malfaisants de l’ouragan. Bientôt des rafales de neige obscurcirent le jour. Les flocons étaient incroyablement volumineux et il ne fallut pas longtemps pour que le sol du promontoire soit recouvert d’une épaisse couche blanche. Mais la violence du vent redoubla et la neige qui tombait s’amenuisa. Le blizzard charriait maintenant comme une fine poussière tranchante qui hachait la matière molle des arbres de la forêt. Dans le hurlement strident de la tempête, on entendait des craquements sinistres de végétaux en souffrance. Le tout était ponctué toutes les trois minutes environ par l’éclat formidable de l’enfer du ciel qui déchaînait sur la terre son déluge de feu blanc et ses grondements de dragon en furie.

L’ancien se pencha vers lui, l’œil sombre, et lui tapota l’épaule avec chaleur.
« Sois le bienvenu chez nous, mon ami. A la tournure que prend la chose, il y en a bien pour une semaine : pas question de redescendre avant. La montagne semble vouloir faire ta connaissance. Garde-toi de la défier ou de la séduire, elle te garderait pour de bon. Mes filles vont te préparer une chambre et l’une d’elles, que le sort désignera, dormira à tes côtés pour la chaleur du cœur et de l’esprit. Achiabana, belle épouse, sers-nous la chnouille tant qu’elle est chaude, si tu le veux bien, mon égale. Moi je te verse l’élixir d’amour, ainsi qu’à tous nos gens et à notre hôte.»

Et le vieux sage s’empara du lourd matras où bouillonnait un liquide viride aux reflets écarlates et remplit les verres…
Dehors, les mugissements des troupeaux glacés de l’atlas insulaire venaient frapper les murs épais de l’ancestrale demeure.
Le visiteur remonta le col de sa pelisse de laine et s’assura d’un bref regard que le feu brûlait bien fort dans l’âtre.
Tous trempèrent leurs lèvres dans le breuvage sacré de la tribu. Et le grand silence qui noya la maison rendit la symphonie des montagnes du ciel plus barbare encore…

Une femme se leva et elle se mit à chanter le Verbe obscur.

Alors, il s’abandonna à l’ivresse des poèmes, à la magie du feu et aux sortilèges de la nuit.

                                             [Récit classé dans la rubrique Textes et récits]