Eric Chassefière

Extraits du recueil inédit Comme tremble le seuil

A LA PROUE DU SOIR

Venir au soir se reposer dans l’apaisement des lisières, au lit de ces roches claires finement tachetées de jaune ; sentir, cet immense filet de vagues qui s’entrecroisent, comme en est légère l’ondulation dans la lumière oblique, comme tient à peu le scintillement profond des bleus, cet autre plus délicat des blancs où la falaise fait ombre, comme de cet immobile scintillement de la couleur naît le sentiment d’un mouvement d’ensemble de la mer, qui paraît venir à nous, créant l’illusion de l’avancée : la pierre illuminée de soleil fend l’eau sombre, on s’y tient à la proue du soir. Quelques mouettes envolées, chant déployé en larges cercles de silence, accompagnent nos pensées de leurs tournoiements réguliers, la cinéraire constelle de bouquets légers la lande que le soleil vient caresser, comme si un ciel venait naître là, à l’aplomb de la falaise où se détachent les fines silhouettes blanches de ces oiseaux. Ciel contre ciel, doucement vient s’ouvrir la nuit. Se tenir alors à la crête de soi-même, faire ombre de sa présence sur le ciel, sentir comme est lointaine la lumière qui nous porte, légère l’ombre qu’on trace à la proue.

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OUVRIR LE CORPS

Une intense clarté dans la douceur matinale, l‘horizon à peine marqué ; le ciel vient s’y confondre à la mer. Ouvrir le corps, laisser entrer la lumière, ce qui de la couleur se fait lumière, le silence de la perte dans l’infini, la dentelle infiniment ramifiée de sons que l’instant vient y sculpter, nous rappelant à la partition de l’ici. Rien ne bouge dans cet espace, le mouvement y est immobile, l’oiseau y devient la courbe de son vol, le temps qui passe trajectoire de l’instant. Se laisser vivre de cette seule continuité, embrasser plutôt que fixer, n’être que dans la courbe de sa présence au monde, devenir pur, libre oiseau de silence. Accueillir de ses mains ouvertes tout ce flux de la présence en devenir, longuement en façonner le cours à la forme du souffle qui nous habite, en sorte que, respirations accordées, nous nous sentons apparaître à la lumière, au camaïeu infiniment ciselé des pierres, à l’ombre légère du vol qui vient y danser. Nous nous mettons à exister, révélés par cette étendue sans borne qui nous éclaire ; le soleil éblouit un peu, il faut fermer les yeux pour voir. 

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ÊTRE DANS CHAQUE INSTANT

Après, la lumière monte, l’ombre se fait plus intense, la chaleur plus mordante sur la peau, l’horizon se dessine mieux. La rhapsodie des oiseaux gagne en intensité, l’herbe sur la pierre devient neige, la mouette sur l’eau sombre étincelle de présence. Il faut laisser s’ouvrir la fleur, se déployer chaque pétale, sentir comme la lumière nait de l’intérieur, comme elle fait source dans le regard ; non que le regard éclaire, plutôt qu’il nait avec la lumière, qu’à tout instant nous sortons de la nuit, qu’il n’est de matin que dans l’instant d’éveil. Être dans chaque instant, chaque oubli de l’instant, laisser le poème parler, la lumière s’ouvrir, les mots échapper à la voix, n’en entendre plus que le souffle dans le léger frémissement de la mer, parler de la seule caresse de l’eau à la roche, de cette lente et profonde respiration de la mer venant retrouver visage d’elle-même. Regarder passer les marcheurs sur la falaise, savoir que les ombres se confondent, que toute présence est miroir d’une solitude. 

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Né en 1956 à Montpellier (Hérault), Éric Chassefière est astrophysicien, spécialiste de l’étude des planètes, et historien des sciences. Il est Directeur de recherche au CNRS, et a été Professeur chargé de cours à l’École Polytechnique. Il écrit depuis l’enfance, et a publié une cinquantaine de recueils de poésie. Il a obtenu le prix Xavier Grall en 2022. Il est membre du comité de lecture de la revue Interventions à Haute Voix, chroniqueur régulier pour la revue Diérèse, et membre du comité de la revue en ligne Francopolis.

Ses derniers recueils publiés sont, chez Rafael de Surtis : Sentir (2021), La part d’aimer (2022), Palermo (2023), chez Alcyone : L’arbre chante (2021), La part silencieuse (2023), chez Sémaphore : Le jardin d’absence (2022), Faire parler son âme (2023), chez Encres vives : Le partage par la musique (2019), Moments poétiques (2021).