La quadrature magique du cercle (récit) – Gérard Cukier

Admettons que je reprenne le récit là où je ne l’avais pas interrompu…ou même ailleurs…
…Un jour de forte turbulence intellectuelle, tentez de prendre un cercle au dépourvu ! Au détour d’une circonvolution, il y en a toujours au moins un qui se promène. Si vous y parvenez, ce qui ne serait pas un mince exploit, examinez-le sous toutes les coutures. Puis, si vous avez toujours le compas dans l’œil, divisez-le pour mieux régner. Pas par n’importe quel empêcheur de tourner en rond. Le dénommé Πtagore serait le plus apte à s’y coller. Il a déjà fait ses preuves tout au long d’une vaste carrière criminelle. Admettons que la division soit couronnée d’un succès fracassant. Peut-être penserez-vous alors en connaître sur votre cercle vaincu un fameux rayon. Détrompez-vous ! Tout cercle capturé dans sa zone d’influence est un cercle magique par définition. Sa capture n’aura servi à rien. Le plus intelligent d’entre vous voudra immédiatement revoir sa copie. Admettons que ce soit vous. Pris d’une inspiration aussi subite que miraculeuse, vous tenterez sans hésitation d’en attraper un du plus loin possible. De le prendre au lasso par exemple. N’en faites surtout rien. Un lasso, même mal lancé, a toujours tendance à se terminer en nœud coulant. Vous aurez deux cercles contre vous. Essayez de leur faire tourner la tête en vous les mettant à dos, vous m’en direz des nouvelles. Quand les ronds-de-cuir sont lâchés il n’y a plus grand-chose à espérer.
Oh ! Je sais, vous allez vous entêter, et plus vous tenterez une improbable capture, moins vous y parviendrez. Et plus vous vous obstinerez à ne pas y parvenir, plus vous parviendrez à maintenir indéfiniment votre obstination.
Pour rompre ce cercle vicieux qui vous conduit tout droit à la folie furieuse, une seule solution s’offre à vous : une immersion corps et âme dans l’univers vertueux des TOC. Il ne faut pas se voiler la face – qu’elle soit ronde, ovale ou triangulaire –, ces Tentatives d’Oubli de Cercles peuvent s’avérer totalement infructueuses. Mais comme dit le proverbe : « Qui ne risque rien n’a rien ».
Admettons que, même en tentant quelque chose, vous n’aboutissiez à aucun oubli digne de ce nom, à bout de forces et en désespoir de cause, vous serez amené à convoquer en toute hâte votre cercle de famille. Bien sûr, sans résultats. Vous n’avez plus qu’un lointain cousin et il n’a jamais été au centre de vos préoccupations. Orphelin d’arguments, l’idée de réunir des conférences de circonférences effleurera sans doute votre esprit pointilleux. N’y pensez même pas en rêves ou bien l’encerclement vous guette !
Enfin, sans crier gare, sans même mener rondement son affaire, l’illumination surgira de votre circulation cérébrale. La consultation psychanalytique, voilà ce qu’il vous faut ! Le déballage d’une vie, allongé sur un canapé délicieux… La voix hypnotique d’un vieux monsieur qui pourchassera vos vieux démons… La révélation d’un secret enfoui jusqu’au tréfonds de votre conscience… Votre mère a été cerclée pendant toute sa grossesse ! Et l’enfant formé dans ses entrailles, vous en l’occurrence, bien à l’abri dans un cordon sanitaire, a résisté de toutes ses petites forces pendant d’interminables heures à l’extraction au forceps de sa racine carrée, vécue comme un véritable châtiment corporel. Votre mère a failli en mourir !
Euréka ! Un lourd fardeau de remords vient de s’arracher de votre poitrine. De joie vous poignardez le psychothérapeute, du moins mentalement. Et vous courez vous réfugier dans un monastère pour mener en boucles une longue vie de prières. Le bonheur dans l’expiation est à ce prix. Votre fervente dévotion fait grand bruit. On accourt de toutes parts pour vous surprendre à prier et à bénir les plus humbles. On vous prend pour un Saint, on se jette à vos pieds, on se recueille avec piété, on vous désigne comme un saint homme perclus d’abnégations. La première fois, ça vous fait tout drôle. « Moi ? Un Saint ! Pourquoi donc ? En ai-je l’air ? » dites-vous avec modestie. « A quoi voyez-vous ça ? » Tous les curieux présents ce jour-là abondent dans le même sens.
« On le voit au halo de lumière qui plane immobile au-dessus de votre tête, tout rond et tout brillant, visible même en plein jour. C’est la première fois qu’on peut admirer un tel phénomène. Un cercle immaculé vous suit où que vous alliez, une aura scintillant de tendresse, un nimbe doré aux contours rayonnants. »
Le bouche à oreilles fera le reste. Un véritable pèlerinage s’amorcera et, dès lors, sa renommée ne sera jamais démentie.
En admettant que tout cela soit vrai, circulez, il n’y a plus rien à voir !

Gérard Cukier