L’encrevé (récit) – Rémy Leboissetier

J’étais au jardin public, allongé sur un banc à l’écart, pour observer la floraison imminente des cistes cotonneux lorsque mon regard surprit sa Suffisance, Mademoiselle Taupe, pointant son museau d’un cratère fraîchement formé. L’an passé, j’avais appris d’elle quelques rudiments de terrassement, le b-a ba du royaume souterrain, mais tant en surface qu’en profondeur, elle m’avait fait comprendre la nature de ma relégation et l’étroitesse de mon jugement : ouvrir bien plus de voies que ne l’énoncent les préceptes philosophiques ; faire hardiment confiance à l’instinct de survie et au don d’organisation des mammifères rongeurs, ces grands maîtres de l’enfouissement. Imaginez-vous dès lors l’étendue de ma peine et mon besoin de consolation, face à de telles carences.
De sa patte griffue, Mademoiselle Taupe me fit signe tandis que ma mémoire accrochait encore quelques souvenirs terrestres ridiculement encombrants. J’avais obtenu d’elle qu’elle se fît plus discrète, n’en pouvant plus d’amuser la galerie, car je savais combien ma pâleur anormale et mes ongles embrunis pouvaient être dérangeants pour les gens de l’Au-Dessus. J’avais pour une bonne part réappris à vivre à l’air libre et recouvré la vue, et selon mes amis les plus proches et plus lointains parias, je ne m’en tirais pas si mal, quoique les enfants comme les chiens s’accommodassent mal de ma présence, secrètement rebutante.
Comme à chaque date anniversaire, en conjonction d’une phase de crise printanière, de fortes odeurs d’humus assaillaient mes narines. Je sentais la sève me grimper dans les jambes… J’étais pris d’une fièvre séminale qui me faisait dire des mots dépourvus de sens, effectuer des gestes d’infamie, ponctuées de vulgaires grognements. Flairer, fouir, fouiller, fouailler… Ah, comment résister à pareil envoûtement ?
Odeurs de recuit, de revécu, de révoqué… De pied en cap, je sentais l’encrevé. Car j’étais mort une fois, et la mort ne me voulait plus. N’ayant souvenir que de suc, radicelles et racines, je dévorais germes et bulbes, plongeais ma tête ivoirine dans le cœur des laitues. Pour me distraire de ma mélancolie, dressée sur son monticule, Mademoiselle Taupe sifflotait un air d’opera buffa. Son flair formidable l’avait rapidement instruite de ma présence et conduite à mes pieds ; de là, pas à pas, elle avait entrepris l’ascension de la jambe de mon pantalon. J’eusse aimé l’accueillir avec le maximum de dilection, la presser dans mes bras, mais aucun encrevé, que je sache, n’a jamais été à même de retrouver l’aisance naturelle exigée par ce genre d’accolade.
J’avais encore trop le souvenir de mon ancienne contention et rigidité cadavérique et, à l’évidence, beaucoup de signes extérieurs trahissaient mon rattachement à l’En-Dessous. Dans ces moments-là, affligé de parasitose, je me tordais dans la lumière comme un ver effrayé par sa propre nudité. Car j’étais mort une fois, et la mort ne me voulait plus. Souhaitant disparaître, je ne faisais que m’absenter. « À l’aveuglette ! répétait sa Suffisance, à l’aveuglette ! » Jusque dans les plus lointains passages et savantes bifurcations, elle avait su me guider, détruisant pour finir le souvenir de la raison et la raison même de ce souvenir. Loin, bien loin des humeurs peccantes de l’Au-dessus, j’appartenais corps et biens au souverain monde souterrain. N’éprouvant aucune pitié, les enfants crachaient sur moi, les chiens s’attaquaient à mes chevilles, déchiquetant le bas de mes pantalons. Je n’éprouvais aucune colère : j’étais heureux enfin, rendu idiot, tel un puceau découvrant son corps d’endive, transfiguré par l’érection inaugurale de son sexe ponceau.
Flairer, gratter, creuser… Plus rien ne pouvait s’opposer à ce besoin d’enfouissement : frappé de malédiction, exhumé de la fosse, je devais procéder à ma réintégration, rejoindre d’instinct le terrain intra-utérin. Au moment même où ce désir avait mûri, Mademoiselle Taupe me désigna l’emplacement d’un ancien terrier, dont j’élargis l’entrée. J’en dégageai la terre, ferme d’abord, puis de plus en plus malléable et, le soir venu, une assemblée de mammifères insectivores fêtait mon départ pour une nouvelle mort.
Allait-elle enfin me vouloir ?

  Rémy Leboissetier – Ce vieux fou de Kaetz & autres phénomènes, inédit.