« Le givre promis » de Miguel Ángel Real – un article de Jean-Jacques Brouard

Dès la première page de son recueil « Le givre promis », Miguel Ángel Real, qui s’avoue daltonien, nous convie à vivre « un récit » où il s’agira de « refléter sur une page vierge » les couleurs de la terre et des ciels. Le poète nous invite à la contemplation d’une peinture magmatique qui nous fait jouir plus réellement du monde, de ses odeurs, de sa texture et de ses lumières. C’est « des nuages aux nuances d’agrumes » ou « des œillets comme des gueules de tigre » qu’émane le plaisir des sens, de tous les sens déréglés. Au fil des synesthésies qui mêlent le visuel et le sonore dans « la couleur du silence », la capture des sensations rend la poésie tactile et sensuelle : « Le pinceau enferme une voix. ». Nous ne sommes pas face à une poésie du reflet, non, mais plongés dans une poésie « pour dépasser tous les miroirs ». Car la sensualité n’exclut jamais la pensée. On peut même dire qu’elle la suscite, la nourrit par une sorte de transmutation subtile et secrète. Le poète, en effet, est un « alchimiste qui jamais ne dévoile ses mélanges ». Dans l’univers realien, l’être est un Grand-Œuvre, une opération complexe qui implique des pierres précieuses, des métaux, mais aussi une fusion du feu, de la neige et de l’encre pour « le tracé aléatoire d’une envie de vivre », « admettre / la présence du papier qui pourrait déclencher toutes les métamorphoses […] « pour que la flamme boive / aspire /annihile/ toute envie de reprendre le vieux décompte du temps. ». Comme Gaston Bachelard, Miguel Ángel Real nous amène à une profonde méditation sur le symbolisme des choses.

Comme le disait Baudelaire, le poète est un phare – et « il n’y a pas pire solitude en haut du phare : le silence impossible » – et sa lumière ne doit ni éblouir ni blesser ; elle est une lueur salvatrice, un signal qui guide, avertit du danger et permet d’échapper aux « spirales de l’orage », au « gouffre des parenthèses »… et à l’impossible silence. A l’écoute des vibrations du monde humain – voix, musiques et paroles – Miguel Ángel Real « refuse les barrières » et « revendique l’insomnie ». Sensible et attentif à tout ce qui est, il recense et donne un sens profond à ce qui peut parfois nous sembler dérisoire ou insignifiant pour « nous tenir éveillés au monde ». Toutefois, l’émerveillement de l’innocence se double toujours d’une pointe de lucidité, d’une touche d’humour, d’un chleuasme qui confère au texte une vérité qui est aussi beauté dans sa saisie de l’infime, sa ciselure de l’éphémère, l’esquisse de l’ineffable : « juste une vanité blanche, une trame de sel / sur la neige que tu laisses : aspérités » ; « nuages imbus de leur vent, / musique, portes, ». La poésie décèle dans l’infime le sens du sacré, mais un sacré qui n’est pas religieux, qui suscite le doute et l’humour, indissociables de la quête, nous entraînant dans des « forêts / où l’impossible horizon tisse des dieux / dans une amertume de fausses vérités / que l’on croit indispensable. ». Au détour de la page, Miguel Ángel Real nous réserve un clin d’esprit, la surprise d’un saut en para…doxe. Paradoxe du daltonien qui propose des variations sur les couleurs : dix sur le rouge qui sont autant de manières de « se libérer des conventions » et dix sur le bleu, dix exercices de « présence », de « nuance », de « tropisme », de libre vibration.

Parfois l’expression poétique se fait plus concise, plus elliptique, entre le haïku ou le tanka et l’aphorisme, comme ces scansions sur les possibles d’une couleur dans « Dix variations sur le jaune » – palette de sensations saisies au bond par la pensée vive, gage d’une lucidité de voyant – ou bien dans « Six acrostiches, dont un indocile » qui prend le parti des choses à la mode oulipienne. Il y a toujours ce questionnement des objets qui donne lieu à une méditation poétique : « Est-ce qu’une boîte a une forme de nuage ? ». Pleine de « souvenirs enveloppés par les araignées », la boîte en carton se métamorphose en « novembre gris », « caresse à contre-temps », « neige et silence ».

Si le passé a sa place dans l’univers de Miguel Ángel Real, c’est le temps présent, l’instant de l’être-au-monde qui mobilise son attention. Il a « conscience du temps à saisir », de sa fugacité dans le mouvement perpétuel des êtres et des choses. La quête poétique passe donc par les voyages. En ce sens, comme Valéry Larbaud et Blaise Cendrars, Miguel Ángel Real se plaît à arpenter le monde, ses villes et ses paysages, dont il note les ambiances, les pulsations, « les ombres impossibles »… Pour lui, « chaque pas est un voyage » et, au lieu de « composer des hymnes à la lumière », il préfère les variations sur le silence : il y a « un monde qui s’ouvre derrière l’horizon », mais il faut avoir « la force de savoir attendre » car, en toute humilité, la vérité du monde, seul le monde la connaît. Ce monde, il l’« observe au-delà des ombres » de cette « frontière figée et intouchable / que l’on dépasse » ; un monde où « une solitude s’avance vers une autre », où l’ « on s’accroche au besoin d’être un » en créant, « pour troubler la déraison de l’oubli », pour conjurer « l’ignorance de l’ailleurs, le contre-désir ».

Il y a, nous l’avons dit, de l’ironie dans la poésie de Miguel Ángel Real, quand il se moque de « la prétendue harmonie du monde » mais on y trouve aussi de la tendresse, de l’empathie, le sens du partage désintéressé, la générosité de la pensée, du dialogue avec l’autre ; et son dire « se nourrit de la beauté fluctuante de l’art. »

Pour cet auteur, la poésie retrouve sa nature première : elle est création, naissance, dans l’innocence de la lumière, une lumière qui est « un enfant qui ne pense pas. ». Il s’agit toujours « d’atteindre l’instant antidote / contre le givre promis ». L’acte poétique est un acte d’amour et vice versa : après l’ « attente incandescente », l’écriture fait « imaginer la liberté du feu ».
Avec sincérité, le poète avoue préférer l’écart de la métaphore au dire clair de ceux qui nous fouettent « sans avoir besoin d’échafauder une équation inutile ». Pourtant sa rébellion est là et n’a rien d’inutile quand il nous dit que « le métal fondu de notre égoïsme nous scelle les paupières […] sur les fondations d’un vaisseau écartelé ». Aveu qui révèle l’hésitation paradoxale entre, d’une part, humilité et tolérance (« pas de jugement./ on modifie son regard / quand on est humble ») et, d’autre part, refus et rébellion (« on s’obstine / à transformer / le sens du monde / pour combattre / ses circonvolutions »). « Le langage est une révolution à concevoir » qui permettrait peut-être dans le « dédale sans aucune limite sans contraintes » à « nos pensées (d’atteindre) libérées de tout effort, leur point de sublimation.»

Par une peinture contemplative et sismographique toute de pulsations, de synesthésies et de métaphores, Miguel Ángel Real, dans ce recueil, réussit à capter sous leur insignifiante apparence la haute valeur symbolique des choses, à transmuter le dérisoire en essentiel. Ouvert à la richesse du monde, le poète est porteur de lumière, créateur candide, mais aussi partisan du soupçon, de l’humour et de la rébellion. Soucieux de l’être-au-monde dans l’éphémère de l’instant, il cultive le doute et le paradoxe dans sa quête de l’ailleurs et de l’autre. Une pensée exigeante, un art de la nuance, une finesse à déchiffrer les arcanes et un exercice subtil de la subversion contribuent à l’éveil de tous les sens et au vrai plaisir du texte.

« Le givre promis » a été publié par les éditions Tarmac