« MON TEXTE N’EST PAS POÉTIQUE » – #3 – Gérard Cukier

CONSEILS DE LECTURE

N’ayons pas peur des mots. Quand je lis c’est toujours dans mon lit. Je prends un bouquin dont l’auteur et le titre correspondent à mes goûts et je dévore page après page les caractères d’imprimerie qui forment des phrases dont aucun récit quel qu’il soit ne peut se passer. La raison d’être de l’écrivain est bien entendu d’être lue par des lecteurs. Sinon pourquoi écrire ? Il arrive cependant qu’un lecteur parcoure un récit que l’écrivain n’a même pas commencé à écrire. Moi par exemple je lis parfois des pages blanches et à mon grand étonnement l’histoire non écrite se développe dans mon imagination malgré l’étourderie apparente de l’auteur. Est-ce ma faute si j’ai su déceler la volonté de l’écrivain de me laisser lire entre les lignes, non écrites en l’occurrence mais toutefois présentes, ainsi que la signification profonde de son œuvre. Je tiens à rassurer mes confrères et consœurs lecteurs. Ce phénomène mystérieux ne se produit que par intermittence. Mais quand il me prend au dépourvu je cours comme un fou furieux chez mon libraire habituel et je l’abreuve d’injures bien senties qui le laissent à chaque fois dans un profond désarroi. Pourquoi, lui dis-je, ce livre que je vous ai acheté la semaine dernière, publié à des milliers d’exemplaires, et pour lequel je vous ai versé la somme non modique de quelques dizaines d’euros, ne contient-il que des pages blanches, ce qui m’oblige à faire l’effort d’être à la fois le lecteur et l’auteur ? Dans ce cas d’école vous en conviendrez, les droits d’auteur du livre en question devraient m’être reversés intégralement. Quoi que puisse en penser le qu’en-dira-t-on, la lecture est sans nul doute un de mes passe-temps favoris. Je me garderai bien de faire une énumération même non exhaustive des innombrables livres qui me sont passés entre les mains. Quant aux livres « blancs », que leurs auteurs dont j’ai été le « nègre » malgré moi, veuillent bien me pardonner le déchiffrage aventureux dont ils ont été l’objet. La lecture n’est pas une science exacte et je ne saurais trop conseiller les passionnés de cette louable activité de lire le moins souvent possible dans leur lit. Lisez plutôt au bord du ruissellement d’un cours d’eau, à l’ombre d’un arbre peuplé de gazouillis d’oiseaux, ou sous le crépitement menaçant d’un orage de montagne. Le rêve y est tout aussi propice mais les yeux restent ouverts bien plus longtemps.