Les prédictions de Wong Tai Sin
— Quelle étourdie, j’ai laissé passer le vingt troisième jour du huitième mois ! Personne d’autre à Hong Kong ne peut oublier l’anniversaire de Wong Tai Sin !
Tendre Jade déchire la dernière page de son éphéméride lunaire en haussant les épaules, agacée.
Elle repousse la longue mèche noir de jais qui vient toujours couvrir son visage et promet «Dimanche à la première heure j’irai au temple déposer des offrandes ». Entre ses doigts, elle presse avec conviction son pendentif à l’effigie de Guanyin, la déesse de la Miséricorde.
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Tsin siusum tse mun
« Merci de faire attention à la fermeture des portes » répète en cantonnais la voix électronique, à chaque arrêt de métro jusqu’à la station Wong Tai Sin.
Tôt ce matin, Tendre Jade a quitté son appartement de Shatin pour le district qui porte le nom du célèbre Immortel. Nerveuse, elle mâchonne le cordon rouge du pendentif attaché autour de son cou. Aujourd’hui, elle a sagement noué ses longs cheveux et son joli visage n’est pas maquillé.
Elle sort du métro à la hâte et grimpe jusqu’aux piliers cinabre de la grande entrée du temple. Dans l’allée de baraques rouge et or, elle achète à un vendeur des paquets de bâtons d’encens enrubannés et des fruits.
Quand elle trouve enfin une bonne place au milieu de la foule toujours très nombreuse, elle dispose ses offrandes sur un carré de tissu soyeux posé à même le sol.
南無大慈大悲
救苦救難
廣大靈感
觀世音菩薩
摩訶薩
Avec le flot de fidèles, elle s’agenouille dans la prière, joint ses mains et s’en remet à Guan Yin, la très miséricordieuse.
Les grains des chapelets en bois roulent lentement sous la pulpe des doigts. Et sur les visages recueillis, seules les lèvres de ceux qui implorent à voix basse sont en mouvement.
Tendre Jade caresse les perles en cristal de son rosaire. C’est un cadeau de sa petite soeur, Jade Parfumé, qui les a enfilées pour elle. Elle les porte toujours au poignet comme un précieux talisman.
Dans son cœur, elle récite sans cesse le sûtra merveilleux et l’espoir entre en elle.
O Grande Miséricorde O Grande Compassion
Notre secours dans l’adversité…
Dans la douce chaleur du matin s’élève une berceuse aimante : derrière les piliers rouge vif de la salle des Trois Saints commence le chant des moines taoïstes.
Le ciel de la péninsule est sans nuages. La fumée de l’encens et l’odeur entêtante du santal enveloppent corps et âmes. Dans la grande cour du temple, on oublie même l’ombre des gratte-ciels alentours.
Les silhouettes plient et s’agenouillent, les têtes se courbent.
Ferveur et abandon.
Trois longues tiges safran serrées entre ses deux mains jointes, Tendre Jade espère tant.
Dans l’épaisse couche de cendre grisâtre des pots à encens, on vient planter les pointes cinabre des bâtons qui se consument. Des volutes blanches montent jusqu’au ciel, sereines.
Entre ses mains, Tendre Jade tient un cylindre de bambou rempli de bâtonnets. Pour qu’un seul en tombe elle le secoue fermement, le cœur empli de crainte. Sous ses yeux flottent quatre caractères noirs tracés sur un large ruban en soie vermillon : You Qiu Bi Ying (Que requête devienne réalité).
Puisse l’Immortel Wong Tai Sin lui accorder son souffle bienveillant…
En ramassant le bâtonnet de bambou tombé sur le sol gris, elle pense inquiète « Voici donc mon avenir » et va le remettre à une petite femme aux yeux très effilés.
Cette dernière ouvre l’un des minuscules tiroirs de l’armoire aux réponses dont elle retire une feuille rose en papier de riz, couverte d’idéogrammes plutôt abscons rangés quatre par quatre. Au moment de découvrir les premiers caractères imprimés en gras de haut en bas et de droite à gauche, le cœur de Tendre Jade bât très fort car les augures de ce temple influencent la vie de tous les Chinois de Hong Kong. Si à la veille d’un mariage l’oracle est négatif, certains annulent même leur projet conjugal…
« Numéro soixante et un, shang shang, très favorable » lit-elle soulagée. Elle respire profondément, les effluves de santal purifient son cœur.
Pressée d’en savoir plus, Tendre Jade parcourt l’allée des prédictions. Derrière une longue rangée de tables, des vieillards assis interprètent ces combinaisons de mots chinois d’un autre temps.
La jeune femme s’assied face à l’un d’eux et lui remet le papier rose.
Le visage du vieil homme est fermé mais soudain, un sourire vient l’illuminer.
Au hasard de la rencontre, on se distrait ha, ha !
Le lieu en restera difficilement caché…
En plein jour, dans la maison, l’excellente personne fredonne des poèmes.
Et sous la lune, elle chante.
Ses chansons appellent le grand bonheur tant désiré.
— Petite sœur, les dieux t’ont accordé un merveilleux destin.
Ton mariage sera réussi. Ta santé restera excellente et l’argent ne te fera jamais défaut…
Tendre Jade quitte le temple, troublée. Elle rejoint à pied la rue des Cent Peupliers et en serrant fort son pendentif, elle remercie Guanyin.
La jeune femme entre dans l’officine du médecin traditionnel en qui toute sa famille a une grande confiance.
— Docteur Tsai, ma décoction est prête ?
— Petit Lai s’en occupe comme tous les matins. Viens un peu par ici. Le médecin prend la main de Tendre Jade avec douceur et applique deux doigts sur son poignet.
— Je suis en bonne santé ? demande-t-elle après un instant, afin de recouvrer sa liberté.
Nerveuse, elle repousse d’une main la longue mèche de cheveux qui cache son visage.
Le docteur Tsai sourit en reposant délicatement la main de Tendre Jade : à Hong Kong tout le monde est pressé…
« Tu as une santé à toute épreuve. Va, ta décoction arrive ».
Petit Lai dépose sur le comptoir en verre de l’herboristerie un bol encore fumant de l’épais breuvage.
Debout comme on prendrait son café dans un bar de Rome, Tendre Jade boit sans sourciller l’épais liquide brun et amer.
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Après le déjeuner, Tendre Jade a promis à la petite Jade Parfumé de l’amener à Shek O’, la plus belle plage du Sud de l’île où elles ne sont encore jamais allées. « En l’absence de nos parents, personne ne s’occupe bien de toi. Pourtant tu es si sage. Pardon petite sœur.» pense-t-elle sincèrement.
En sortant du métro, Tendre Jade passe au Spaghetti House de Shatin pour y prendre des pizzas, les adolescents de Hong Kong en raffolent.
La vendeuse lui tend les boîtes en carton et des gants jetables – hygiène oblige – tout en encaissant.
Tendre Jade remet sa carte de crédit dans son portefeuille et effleure sur l’autre pan la carte protectrice Guanyin versant de l’eau, qui veille sur elle.
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— Jade Parfumé, tu es prête ?
— Bien sûr. Il est tard et j’ai très faim tu sais ! plaisante la jeune fille sur un ton de reproche.
Elles quittent l’appartement à la hâte et rejoignent Central en métro.
Là, elles déjeunent sur un banc en attendant le bus du dimanche après-midi qui les mène à la fabuleuse plage de Shek O’.
Novembre va débuter à Hong Kong dans une douceur toute particulière.
Les deux soeurs étendent leurs serviettes et sans plus tarder se jettent dans le Pacifique avec délectation. L’eau est chaude et le sable sous leurs pieds d’une grande finesse. Un parfum de liberté vient griser ces moments heureux.
En sortant de l’eau, Tendre Jade se réfugie sous un parasol afin de ne pas gâcher toutes ces années de soins et d’attention pour parfaire la blancheur de son teint. À leur arrivée sur la plage, Jade Parfumé s’abrite aussi tout près d’elle. Mais elle s’installe bien vite en plein soleil et un bob vissé sur la tête, écoute son lecteur mp3.
Je me rapproche de toi, ce soir
Pour que chacun sente la douceur du cœur de l’autre.
Harlem Yu chante les refrains romantiques que les jeunes chinois aiment tant.
Ravies de se trouver ensemble en un lieu si plaisant, elles s’endorment toutes deux, paisibles.
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Le soleil inonde encore Shek O’ de ses rayons flatteurs. Les gens ont déjà déserté la plage mais il fait bon s’attarder pour goûter une jouissance que le monde des affaires ignore.
— Tu viens te baigner ? demande Jade Parfumé à sa grande sœur.
— Non, j’ai assez nagé pour aujourd’hui. Vas-y-toi, mais reste près du bord.
En cette fin de journée, le coucher de soleil mêle le sang du Ciel à celui de la Mer, à la manière d’un mariage tribal.
Tendre Jade prend son portable pour partager ce moment avec sa mère, qui habite en Europe.
— Maman, comment vas-tu ? Je t’appelle de Shek O’, tu sais, la superbe plage sauvage du sud de l’île. La mère et la fille discutent un long moment. Elles ont tant à partager.
La lune est déjà là mais le soleil n’a pas encore quitté le ciel et dans la mer leurs reflets s’amusent.
Émues par la beauté d’un moment rare, les deux sœurs n’ont pas fait attention à l’heure.
Elles enfilent leurs vêtements et parcourent le sentier qui mène à la route mais elles savent bien que le dernier bus pour la ville a quitté Shek O’ depuis longtemps.
« Regarde ces villas sur la colline ! » attirée par les lumières d’une luxueuse terrasse, Jade Parfumé trottine vers l’entrée principale. Toute gaie, elle chantonne un refrain de Teresa Teng.
C’est toi, c’est toi ! Dans mes rêves c’est toi que j’ai vu. Nonchalante malgré l’heure tardive, Tendre Jade la rejoint devant une porte sculptée en bois odorant.
— Tu as vu, il n’y a ni grand portail ni caméras, ni chiens menaçants. Mais qui peut bien habiter ici ?
« Celui qui va ravir le cœur de ma grande sœur» souffle Jade Parfumé, espiègle. Et elle presse le bouton de la sonnette, curieuse.
— Mais on ne va pas déranger ces gens voyons. Viens, nous allons trouver un taxi.
Tendre Jade saisit fermement la main de sa sœur mais la porte s’ouvre déjà sur un jeune homme élégant assis sur un fauteuil roulant.
— Bonsoir grand frère. Je m’appelle Jade Parfumé. Nous nous sommes attardées sur la plage voisine et il n’y a plus de bus pour rentrer à Shatin.
Confuse, Tendre Jade salue poliment sans lever les yeux.
Dans la maison, une musique des années trente s’échappe d’un phonographe Victor.
Le jeune homme sourit et invite les deux sœurs à entrer.
— Je m’appelle Chin-Lang. C’est l’heure du repas et je suis bien seul. Acceptez de prendre un modeste dîner en ma compagnie. Ne vous inquiétez pas, mon chauffeur vous raccompagnera.
— Grande soeur j’ai très faim, dis oui je t’en prie ! insiste Jade Parfumé.
Tendre Jade acquiesce sans oser encore regarder leur hôte.
Une servante les débarrasse de leurs affaires de plage puis les conduit à la salle à manger.
Tous trois s’installent à table, en musique.
— C’est votre première visite à Shek O’ ?
— Oh oui, aujourd’hui grande soeur a enfin accepté d’aller à la plage. Elle est si occupée d’habitude… dit Jade Parfumé en faisant un clin d’œil à son aînée.
Tian ya. Ya. Ha aa ai jiao.
Petite soeur chante. Le jeune homme joue du luth.
Sous l’aiguille du phonographe, le disque craque parfois mais ce n’est pas désagréable du tout. Tendre Jade, qui joue avec son pendentif, a reconnu la voix de Chow Hsuan, la belle enfant-star de Shanghai.
« Je suis désolé, mademoiselle, vous n’appréciez peut-être pas ces vieux airs de musique » lui demande le jeune homme.
— Au contraire, j’ai vu « Les anges de la rue » plusieurs fois ! Les films des années 30 me font rêver…
Tendre Jade a relevé la tête. Elle repousse la longue mèche qui revient toujours sur son visage et sourit enfin.
Ses yeux croisent ceux de Chin-Lang, qu’elle découvre si droits, si doux.
Douceur et sentiments commencent à éclore.
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30
Sinologue franco-maltaise originaire de l’île italienne d’Ischia, Elizabeth Guyon Spennato quitte l’Europe très jeune pour étudier à l’université de Taïwan. Elle est ensuite actrice en vo chinoise et parolière de chansons à succès (poèmes chantés), à Pékin. De retour en Europe, elle devient expert assermentée chinois – italien – français et publie trois romans en France.
En 2003, un grave accident la rend cérébrolésée. Une chirurgie oculaire lui offre de bien voir et après des années de rééducation, elle retrouve une nouvelle créativité grâce à la photographie. Lauréate de la Fondation Banque Populaire, elle publie fin 2018 chez Orients Editions l’ouvrage « Regards Persans, l’âme d’une génération » (ses photographies et traductions de poèmes persans) qui donne lieu à de nombreuses rencontres en librairies et expositions en France et à l’étranger. Elizabeth reprend la composition de poèmes, en chinois et aussi en italien et en napolitain, la langue de ses ancêtres.
Son livre pour enfants en anglais « The dream life of Little Paul » est publié en 2019 à Malte (Faraxa Publishing) et « La langue du Sud – 南方的語言» (éds Papiers Coupés, Nîmes), un livre objet de ses poésies chinoises adaptées en français, paraît à la fin de la même année. Depuis 2020, Elizabeth organise Entre nous, des rencontres de poésie sur Insta live et elle participe activement à des rencontres internationales en ligne. Ses textes sont lus et publiés en ligne ou sur des anthologies papier et depuis juin 2021, ses poèmes en chinois traditionnel sont régulièrement publiés sur la prestigieuse revue « 笠詩刊– Li poetry » à Taïwan.